Rencontre avec Pierre-Paul Renders, réalisateur et scénariste de bandes dessinées

Publié le 10 juillet 2023, par Valérie Detry


Nouveaux imaginaires et intelligence collective

C’est à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) de Louvain-la-Neuve que nous rencontrons Pierre-Paul Renders, chargé de cours mais également scénariste de bandes dessinées d’anticipation et réalisateur de longs-métrages et documentaires. Face aux crises et défis actuels de notre société, il nous partage, avec une importante générosité, la ligne directrice de sa démarche narrative essentiellement tournée vers la création de nouveaux imaginaires convoquant les valeurs d’intelligence collective, d’entraide et de coopération.

V.D. Vous êtes l’auteur de la série de BD à succès Alter ego parue chez Dupuis et, plus récemment, de l’adaptation de la série U4. Ces bandes dessinées Young Adult, futuristes et post-apocalyptiques témoignent, selon vous, de l’importance de l’imagination et de la création de nouveaux récits pour faire face à la crise actuelle.

P-P.R. En effet, de tout temps, les fictions se sont révélées essentielles pour appréhender le monde. C’est évidemment d’autant plus vrai en période de crise. Ainsi, les récits qui abordent les questions d’effondrement sont primordiaux parce qu’ils ouvrent à de nouveaux imaginaires au moment où nos sociétés ont besoin d’un changement de paradigme. C’est là qu’intervient la littérature, car de tels bouleversements sont difficilement imaginables lorsque nous restons cloisonnés dans nos réalités quotidiennes. C’est pourquoi mes récits, à la croisée entre le fantastique et la science-fiction, proposent toujours un « et si » : et si nous étions tous connectés, et s’il nous fallait survivre dans un monde dont les règles auraient radicalement changé…

V.D. Ce type de récits nous aiderait donc à faire face au changement ?

P-P.R. Absolument. C’est d’ailleurs ce que prône un auteur que j’aime particulièrement, Alain Damasio dont le roman Les Furtifs est une radicale remise en cause de notre système. En créant des imaginaires nouveaux chez le lecteur, on le prépare en effet à faire face à des moments de grands basculements. De plus, selon moi, la manière dont on choisit de faire réagir ses personnages a toute son importance. Si on propose exclusivement des romans avec des thèses survivalistes, de repli sur soi, on crée des imaginaires de survie qui peuvent être destructeurs pour le futur. Toute la science aujourd’hui nous prouve au contraire que c’est dans les dynamiques d’entraide, de complémentarité et de diversité que l’on traverse le mieux les épreuves auxquelles nous sommes confrontés.

V.D. D’où votre goût pour les séries chorales, tels Alter ego et U4, dont chaque tome porte le nom et le point de vue d’un personnage différent ?

P-P.R. En effet, ces projets sont nés de ma conviction profonde qu’à l’heure actuelle la force de faire basculer les choses ne peut venir que d’une conjonction de personnes. Ainsi, chaque tome se focalise sur le destin d’un personnage qui ne peut devenir héros qu’à travers les connexions qu’il tisse, même parfois sans le savoir, avec les personnages des autres tomes. Le mythe du super héros absolu qui peuple, aujourd’hui encore, l’univers de la bande dessinée et du cinéma nous mène, selon moi, dans une forme d’impasse. Il nous fait attendre un leader, un sauveur qui nous dédouane de la responsabilité mais aussi de la puissance que nous avons pour faire bouger collectivement les choses.

V.D. Vos bandes dessinées abordent ainsi des questions extrêmement profondes, contrebalancées par un concept de puzzle narratif à la dimension très ludique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

P-P.R. Oui, c’est d’ailleurs ce qui m’a plu, par exemple, dans le projet U4. Il s’agit de l’adaptation avec mon ami, le scénariste belge Denis Lapière, d’une série à succès de quatre romans, écris à quatre mains par des auteurs jeunesse français : Florence Hinckel, Carole Trébor, Vincent Villeminot et Yves Grevet. Tout en restant très fidèles à l’œuvre originale, nous avons souhaité disséminer davantage les informations clés de la trame dans les différents tomes pour amplifier cette dimension captivante de puzzle narratif. La thématique permet, quant à elle, d’explorer un questionnement profond face à l’effondrement sociétal : quel est le sens de rester en vie quand tout s’écroule autour de soi ? Cet entrecroisement de destins de quatre jeunes permet d’apporter une réponse qui n’a rien d’univoque ou de dogmatique.

V.D. Quel regard portez-vous sur cette expérience particulière qu’est l’adaptation de romans vers la bande dessinée ?

P-P.R. L’adaptation d’une œuvre vers un autre format est un exercice exigeant mais aussi très créatif ! L’aspect visuel de la bande dessinée offre un espace à l’interprétation et invite par exemple à adapter ou varier davantage les décors des différentes scènes. L’adaptation offre également l’opportunité de faire une place à son intuition, sa sensibilité. Ainsi, en retravaillant le tome 2 de la série U4, j’ai demandé l’autorisation à l’auteur d’amplifier la connexion présente chez un personnage entre les spiritualités celtiques d’une part et chrétiennes de l’autre. Une de mes préoccupations constantes est en effet de faire écho à la diversité de regards et de proposer, à travers une histoire pour adolescents, un discours sur le monde qui soit tout sauf simpliste.

V.D. Et comment précisément accrocher ce public d’adolescents et de jeunes adultes qui est principalement le vôtre ?

P-P.R. C’est un gros défi car le champ de l’imaginaire de ce public est très majoritairement envahi par le manga. Et il faut reconnaître qu’il existe là tout un art de donner de l’épaisseur au dessin et aux personnages de papier dans lequel les japonais excellent. Je suis cependant convaincu qu’il est possible d’inviter les jeunes à sortir de ce genre assez codifié en leur proposant d’autres univers originaux. Il en va de même pour les étudiants avec lesquels je suis en contact en tant que chargé de cours dans une école de cinéma. Je les invite constamment à quitter la répétition des mêmes récits, à explorer de nouvelles manières de réfléchir, d’écrire et de créer.

V.D. En tant que réalisateur, vous semblez également soucieux d’explorer de nouvelles voies, comme l’illustre, par exemple, votre long métrage de fiction Thomas est amoureux sorti en 2000.

P-P.R. En effet, ce film raconte l’histoire d’un agoraphobe qui a été enfermé dans cette case identitaire par la société et qui va en sortir. L’originalité du film réside notamment dans la prise de vue. Les scènes sont perçues à travers les yeux du personnage principal, Thomas, que l’on ne voit finalement jamais. Comme de nombreux artistes, je suis toujours enthousiaste à l’idée d’explorer de nouvelles voies. Le problème, c’est que le marché est beaucoup plus frileux. Quel est le public cible de ce projet atypique ? Est-ce que cela va marcher ? Voilà le type de questions à dimension financière qui viennent malheureusement à bout de beaucoup de projets novateurs.

V.D. Cela ne vous a pas empêché de vous lancer dans un nouveau projet hors norme, Des arbres qui marchent (1), un parcours de réflexion à travers une série de capsules vidéos originales à la lisière de l’éco-spiritualité. De quoi s’agit-il exactement ?

P-P.R. Voilà précisément un exemple de projet réalisé en dehors des systèmes de production habituels car il s’agit d’une récolte de paroles entreprise sans savoir où elle allait me mener. Entre 2019 et 2020, au moment de la crise de la COVID-19, je suis allé à la rencontre d’une trentaine de personnalités très diverses (auteurs, chercheurs, philosophes, ingénieurs agronomes, économistes,…) pour échanger avec elles sur des questions de sens, avec l’envie et le besoin de changer de regard, de mode de pensées. Il en a résulté une série vidéo en huit épisodes que l’on peut visionner comme un parcours de sens en autant d’étapes pour ouvrir la réflexion sur les défis écologiques et la recherche de spiritualité de notre époque.

V.D. Finalement, votre parcours professionnel dans sa diversité semble tout entier traversé par cette volonté de mettre en relation, de faire surgir la parole…

P-P.R. Qu’il s’agisse de mes bandes dessinées, films de fiction ou documentaires, j’espère en effet à chaque fois convoquer l’intelligence collective, en privilégiant dans la forme une diversité de voix qui se répondent. A travers la réalisation de projet au long cours comme Des arbres qui marchent, je prône en outre l’importance dans la démarche créative de retrouver une certaine croissance lente, non dirigée, similaire à celle de la nature. Et les bibliothèques constituent à mon sens, de ce point de vue, un lieu particulièrement inspirant. En effet, par leur quasi-gratuité, les modes d’échanges qu’elles valorisent et leur vocation de nouveaux tiers-lieux, elles permettent d’échapper dans une certaine mesure aux normes des modes, d’élargir ses horizons de pensées et d’enrichir le champ de sa liberté d’imaginaire.

(1) www.desarbresquimarchent.com

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