Rencontre avec Fanny Deschamps, éditrice chez Versant Sud jeunesse

Publié le 23 septembre, par Sylvie Hendrickx


Curiosité et créativité

En cette période de rentrée, nous avons rencontré Fanny Deschamps, responsable des éditions indépendantes bruxelloises Versant Sud jeunesse. Solaire et attentive, cette éditrice nous confie son engagement pour la démocratisation de la lecture-plaisir en milieu scolaire et dessine pour nous les contours d’une ligne éditoriale créative. Curiosité, nouveaux talents, qualité et pluralité des approches graphiques y sont au service de trois collections originales et spécifiques dédiées aux émotions, à l’histoire de l’art et à la littérature nordique.

S.H. En avril dernier, votre maison d’édition a été nominée au Prix du meilleur éditeur jeunesse européen à la Foire du livre jeunesse de Bologne. Une belle reconnaissance de votre engagement éditorial !

F.D. C’est en effet un grand honneur pour nous d’avoir été sélectionnés aux côtés de quatre autres éditeurs européens très intéressants dont les éditions lauréates Mosquito Books Barcelona. Ce prix, octroyé chaque année par continent, récompense des maisons d’édition jeunesse du monde entier pour leurs choix éditoriaux créatifs. Il se fonde sur les recommandations des associations d’éditeurs de chaque pays et ensuite sur les votes de l’ensemble des exposants de la Foire du livre jeunesse de Bologne. L’année précédente, nous avions déjà bénéficié d’une belle mise en avant avec le Prix Opera prima (première œuvre) reçu par l’album Mariedl. Une histoire gigantesque de Laura Simonati, ce qui a certainement contribué à faire découvrir notre catalogue.

S.H. Comment précisément définissez-vous votre ligne éditoriale ?

F.D. L’objectif de notre maison d’édition indépendante est de publier des albums qui sortent des sentiers battus, tant au niveau de l’illustration que de l’histoire, tout en évitant l’ultra pointu afin de rester accessible à la tranche d’âge des 3 à 8 ans environ. Dans cette optique, nous allons activement à la découverte de nouveaux auteurs et illustrateurs, essentiellement bruxellois mais cependant pas forcément belges. Bruxelles est en effet un véritable vivier et c’est une particularité belge de proposer, à travers ses nombreuses écoles d’art, des cursus d’illustration qualitatifs et réputés à l’étranger. Aussi, nous veillons à éditer au moins une première œuvre originale parmi les douze albums que nous publions chaque année.

S.H. Comment procédez-vous concrètement au choix de ces premières oeuvres ?

F.D. Je participe régulièrement à des jurys en école d’illustration ainsi qu’à des journées tremplins comme celles organisées par Le Wolf, maison de la littérature de jeunesse. Nous sommes également attentives chaque année au « Unpublished Picturebook Showcase », une sélection internationale de projets de livres jeunesse non publiés qui est organisée par la plateforme en ligne dPICTUS afin de leur permettre de trouver un éditeur.

S.H. Cette attention portée à la création et aux nouveaux auteurs est en quelque sorte un élément fondateur de Versant Sud jeunesse.

F.D. En effet, l’aventure de Versant Sud jeunesse a débuté en 2016 avec la publication des premiers projets de trois jeunes illustratrices bruxelloises : L’épouvantable histoire de Valentine et ses 118 poux de Noémie Favart, Rugissement dans la nuit de Paola de Narvaez et Drôle d’arbre de Camille Van Hoof. Leur point commun a par ailleurs permis d’initier notre collection « Les pétoches ! » qui aborde la peur à travers des thématiques très différentes, mais toujours dans l’idée de l’apprivoiser ou d’en rire.

S.H. On est cependant loin des livres médicaments !

F.D. En effet, c’est la qualité graphique et l’intérêt narratif qui priment. Par exemple, l’album Aux quatre coins du monde de Valentine Laffitte aborde le changement climatique, sujet d’angoisse par excellence aujourd’hui, mais d’un point de vue original, à travers les yeux des animaux, et au moyen d’une technique de collages de papiers colorés proche des arts plastiques.

S.H. En évoquant les changements climatiques, votre maison d’édition est-elle sensible à la dimension d’éco-responsabilité de la chaîne du livre qui émerge aujourd’hui ?

F.D. Tout à fait. C’est primordial pour nous ! Concrètement, nous veillons à utiliser un papier labellisé FSC ou PEFC et à limiter le pelliculage de nos couvertures. Nous imprimons également toujours en Europe, notamment en Lettonie, un pays qui produit du papier issu de forêts gérées durablement. Enfin, nous veillons à l’ajustement de nos tirages. Nous sommes en effet résolument opposées à la pratique qui consiste à imprimer beaucoup pour avoir une grosse présence en librairie et ensuite pilonner les invendus.

S.H. Vous-même avez été libraire. Une expérience qui nourrit sans aucun doute votre métier d’éditrice ?

F.D. C’est certain. Romaniste de formation, j’ai été libraire spécialisée en jeunesse et bande-dessinée pendant neuf ans. C’est un métier passionnant mais aussi très formateur qui permet de découvrir et de former son regard à la diversité et la créativité de ce secteur. Au contact du public, on y apprend également à bien défendre les livres auxquels on croit. Ce qui est primordial pour un éditeur.

S.H. Parmi les livres que vous défendez figurent, aux côtés des œuvres de création, de nombreuses traductions d’albums coups de cœur.

F.D. En effet, notre catalogue se compose à 2/3 de créations et 1/3 de traductions. Concernant ces dernières, il s’agit, d’une part, de coups de cœur de tous horizons classés « hors collection » et, d’autres part, d’albums venus de Suède, Norvège ou Finlande qui trouvent place au sein de notre collection « Petites histoires nordiques ».

S.H. Comment est né votre intérêt pour cette littérature du nord ?

F.D. Au départ, il y a la rencontre avec l’autrice et illustratrice belge Marine Schneider qui a vécu en Norvège où elle a illustré la remarquable trilogie Je suis la vie. Je suis la mort. Je suis le clown d’Elisabeth Helland Larsen. En creusant au départ de ce premier coup de cœur, nous avons été séduit par l’audace graphique ainsi que la justesse de ton avec lesquels cette littérature du nord aborde des sujets souvent peu traités en littérature jeunesse francophone. Par exemple, dans cette dernière, les vacances sont essentiellement l’objet d’une vision idéalisée en bord de mer ou à la campagne. Cependant tous les enfants n’ont pas ces vacances-là ! Aussi, l’an dernier, nous avons publié l’album Nos vadrouilles des suédois Matthias Danielsson et Sara Grimbergsson qui raconte les vacances de deux gamins qui ne partent pas et vont trainer près de chez eux. C’est savoureux, plein de fantaisie et c’est important en termes de représentativité. Au sein de cette littérature, on représente également davantage de familles ou de corps différents, sans que cela constitue le sujet de l’album.

S.H. Une collection nordique chez Versant Sud, c’est amusant !

F.D. C’est vrai ! Au départ, Versant Sud est une maison d’édition de beaux livres créée en 2001 par Elisabeth Jongen, avec une collection sur les voyages, la musique, la bande dessinée dans la ville,… Ce nom est lié à son histoire personnelle et aux premières publications qui étaient consacrées au Chili où elle a vécu. Elle m’a engagée en 2016 pour créer avec elle la branche jeunesse, la seule qui subsiste aujourd’hui et qui prolonge de manière diversifiée l’intérêt de Versant Sud pour l’art et la créativité graphique.

S.H. Votre troisième collection s’intitule précisément « Racontez l’art », quels sont ses objectifs ?

F.D. Il s’agit d’une collection de documentaires narratifs qui, sans visée pédagogique manifeste, nous racontent une histoire de la vie et de l’œuvre d’un artiste. Ainsi, par exemple, L’oiseau en cage de l’illustrateur espagnol Javier Zabala est l’illustration d’une lettre de Vincent Van Gogh à son frère. Ces albums font chacun l’objet d’un travail graphique très intéressant et aussi, franchement éblouissant, de la part d’artistes comme Kitty Crowther dont l’album Le chant du temps est consacré au peintre hollandais Jan Toorop, peu connu chez nous.

S.H. À l’approche de la rentrée, quel regard portez-vous sur la place de la littérature jeunesse dans l’enseignement ?

F.D. Il est évident que l’album a une place en classe. Notre maison d’édition est d’ailleurs un partenaire actif de l’opération « Tout le monde lit », dont vous connaissez le quart d’heure lecture en classe. La dimension de lecture libre est ici primordiale. C’est pourquoi nous militons en faveur de bonnes bibliothèques de classe et d’école. Leur existence est en effet laissée à l’appréciation des enseignants et des directions dont beaucoup aiment les livres et s’y investissent mais il est essentiel que des budgets soient dégagés et qu’un cadre puisse être posé et généralisé. D’autres opérations, comme le Prix Versele, sont également des temps forts pour favoriser l’entrée en littérature. Nous sommes très heureux d’être présents dans l’édition de cette année avec l’album C’est moi qui décide de la suédoise Ingrid Olsson. Ainsi que dans la sélection de la Petite fureur avec un très beau conte, Le silence de Rouge, du bruxellois Mathieu Pierloot, illustré par Giulia Vetri.

S.H. Et que pensez-vous du programme « Éditeurs en classe » de l’ADEB auquel vous participez ?

F.D. Ce programme est évidemment moins développé que celui d’« Auteurs en classe » mais il nous permet d’aller à la rencontre des enfants pour leur expliquer concrètement comment naissent les livres, depuis le travail avec l’auteur, jusqu’à la diffusion en librairie ou en bibliothèque. C’est l’occasion également de leur lire des albums et d’avoir leurs retours, ce qui pour un éditeur est très nourrissant.

S.H. Et quels sont vos liens avec les bibliothèques publiques ?

F.D. Je considère les bibliothèques comme un partenaire essentiel pour les éditeurs et un formidable lieu de diffusion grâce au travail de sélection et de médiation des bibliothécaires. Nous désirons tisser des liens à travers différents événements. En 2022, notamment, j’ai eu la chance de rencontrer de nombreux bibliothécaires autour de l’album Ribambelle de Mathilde Brosset, consacré à la légende d’Arlequin, et offert à tous les enfants de première maternelle par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Je pense également à l’album Histoire en morceaux de l’illustratrice Amudena Pano qui s’est vu dédié cette année une petite exposition à la Maison du Livre à Saint-Gilles, puis au sein de la Foire du livre de Bruxelles. Nous nous réjouissons que celle-ci soit à présent destinée à circuler, notamment grâce aux bibliothèques !

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Les coups de cœur artistiques de Fanny Deschamps