Le regard de Jean-Michel Defawe, président de la Fibbc

Rencontre en confinement

Publié le 14 juillet 2020, par Françoise Vanesse


Le secteur de la culture, entre autres, a été particulièrement impacté par cette crise sanitaire et la période de confinement. Des bibliothécaires, auteurs et acteurs culturels ont très aimablement répondu à notre invitation et ont accepté de s’exprimer sur cet événement. Quels regards portent-ils sur cet épisode inédit ainsi que sur les dysfonctionnements sociétaux que cette crise a instaurés ou a mis en lumière ? Quelle est leur utopie pour une société résiliente « post-Covid-19 » ?

F.V. Les bibliothèques publiques ont été contraintes à la fermeture depuis le 27 mars dernier. En tant que responsable d’une fédération de bibliothèques publiques de droit privé, comment avez-vous vécu cette décision ?


J-M.D.
La pandémie est arrivée dans notre pays comme une vague forte annonciatrice d’une véritable tempête. Elle a mis chacune et chacun dans une situation inédite. La longueur du confinement imposé à tous les citoyens a été difficile à vivre. Pour la fibbc, il était certes indispensable de fermer nos bibliothèques et de s’aligner sur l’ensemble des secteurs à qui l’on demandait de lutter en limitant au maximum les contacts entre usagers et personnel. Il est clair que la poursuite de nos services au bénéfice des citoyens ne pouvait s’effectuer au détriment de la santé publique. Cependant, dans notre secteur, les informations venant de l’État fédéral ont été parfois contradictoires, difficilement compréhensibles aux yeux du terrain et sans consultation des associations représentatives. Elles ont parfois été complètement oubliées dans les différentes communications de ce niveau de pouvoir tout comme le secteur de la culture et des asbl. Tout cela n’a pas favorisé les prises de décisions correctes pour les pouvoirs organisateurs de bibliothèques de droit privé.

F.V. Les bibliothèques publiques sont-elles, à votre avis, suffisamment armées face à ce type d’obstacle dans leur façon d’appréhender leur travail ? Avez-vous des suggestions ?


J-M.D.
Est-il besoin de rappeler les mots qui caractérisent aujourd’hui la gestion politique de la crise : impréparation, restrictions sévères des pratiques, absence de moyens de protection individuelle, tergiversations diverses, erreurs multiples de gestion… Il est clair que les bibliothèques publiques n’étaient nullement prêtes à faire face à cette montagne d’obstacles d’autant plus que dans le secteur des bibliothèques publiques de droit privé, la survie dépend d’ASBL ne pouvant compter trop souvent que sur elles-mêmes. Or le 20 mars 2020 l’autorité fédérale a communiqué les consignes concernant les bibliothèques publiques : « …Les bibliothèques sont considérées comme un service public et doivent rester ouvertes mais uniquement comme point de retrait des livres et dans le respect des mesures de distanciation sociale. Les gouverneurs doivent veiller à ce que ce service reste garanti… ». Un service quasi incompatible avec la prudence exigée par le pouvoir public et nécessitant des frais tant d’aménagements que de protection vraiment importants sans un soutien financier de la Fédération Wallonie Bruxelles.

F.V. La publication des « Résultats d’enquête Covid-19 mars 2020 » par le Service de la Lecture publique, quelques jours après l’annonce de fermeture, atteste de la réactivité du secteur, même en temps de crise. Quels sont les éléments qui vous ont particulièrement interpellé dans cette enquête ?

J-M.D. C’est une photographie en début de confinement dans les bibliothèques qu’a réalisée l’équipe d’Action territoriale et qui a fait apparaître que 80 % des bibliothèques étaient fermées au public et que seules 18 % avaient mis en œuvre le « takeaway » prescrit par le gouvernement fédéral. Derrière tout cela, les bibliothécaires ont proposé des actions adaptées à la situation, parfois pleines de créativité, tout en essayant d’améliorer pour le futur la qualité des services qu’ils pourraient offrir à leurs usagers. Mais beaucoup de bibliothécaires se sont posé des questions : « Que sommes-nous quand nous n’avons plus de lieux ? ». « Comment rendre service dans un contexte de fracture sociale et de fracture numérique ? ». « Quelles mesures mettre en place dans notre bibliothèque locale pour protéger nos lecteurs, les membres du personnel tout en renforçant le contact social, le partage et l’action d’éducation permanente qui nous est chère ? ». Autant de questions qui devraient nous aider à profiter de cette crise pour réfléchir à revoir et améliorer les actions futures de nos bibliothèques.

F.V. On sait que le Service de la Lecture publique a augmenté son offre de prêt disponible sur la plateforme « Lirtuel ». Cette crise pourrait-elle déboucher sur une approche plus numérique de la lecture ?

J-M.D. Les bibliothèques de terrain ont relayé cette offre intéressante de Lirtuel dans la crise que nous traversions. Ce fut un véritable succès car, depuis début mars 2020, plus de 4.800 nouveaux lecteurs se sont inscrits à cette plateforme qui a acquis 450 nouveaux titres en un mois. Les communautés locales ont également développé des programmes dans ce sens comme par exemple au Centre multimédia Don Bosco avec les ouvrages classiques pour lesquels le droit d’auteur n’est plus d’application (www.centremultimedia.be). Redécouvrir, dans cette base en EPUB parmi les 900 titres proposés, quelques classiques peut être un véritable plaisir. Ces signes encourageants en faveur du numérique ne doivent pas nous faire perdre de vue les difficultés que rencontrent encore un grand nombre de nos usagers dans leurs compétences numériques et veiller à assortir cette offre d’un soutien de formation et d’aide technique.

F.V. La réticence par rapport au support papier, éventuel vecteur de transmission du virus, pourrait-elle faire partie des conséquences de cet épisode ? Le secteur de la Lecture publique pourrait-il subir les effets collatéraux de cette crise ?

J-M.D. La pandémie que nous traversons a révélé des éléments interpellant tant pour les usagers que les bibliothécaires. Le coronavirus survit quatre à six heures sur papier, 24 heures sur le carton et 24 à 36 heures sur le plastique. Ces données interpellent bien évidemment sur la sécurité sanitaire tant en amont qu’en aval. Une certaine crainte envers le livre traditionnel emprunté dans une bibliothèque pourrait se développer avant la fin de cette période troublée. Des mesures de protection sont mises en place à la reprise des ouvrages. Il est clair cependant que des habitudes numériques prises durant le confinement devraient se développer par les bibliothèques dans l’accompagnement de leur public. Et s’il se confirme, ce changement de mode de consommation ne concernera pas tout le monde, ni tout le temps ni radicalement. Il nous faut réfléchir d’urgence à ce que cette crise ouvre comme portes à la Lecture publique et voir ce que nous pouvons transmettre, à distance ou dans une proximité réfléchie, de notre patrimoine et des ouvertures multiples et importantes dans les actions de notre secteur depuis le décret de 2009.

F.V. La chaîne du livre est, elle aussi, particulièrement touchée. Quelles sont les mesures prises actuellement pour évaluer cet impact ?

J-M.D. La crise sanitaire actuelle a bloqué tout le secteur du livre depuis les auteurs, les éditeurs, les libraires et les bibliothèques. Notre fédération, la fibbc, fait partie du PILEn (Partenariat Interprofessionnel du Livre et de l’Edition numérique) et y est représentée par Guy Marchal. Le 17 avril, dans une réunion avec Madame la ministre Bénédicte Linard, un document visualisant l’impact du Covid sur le secteur du livre en FWB a été présenté. Une analyse très complète et chiffrée des dégâts dans le secteur a été développée comprenant un descriptif des problèmes spécifiques à la filière du livre de même qu’un plan d’action en trois volets à la mesure des enjeux : à savoir des mesures urgentes financées par le Fonds de crise FWB, la mise en œuvre du contrat de filière renforcé de même que des mesures complémentaires à prendre par d’autres niveaux de pouvoir. La solidarité entre les différents secteurs du livre s’est donc bien exprimée avec une réflexion collective et l’unanimité des partenaires.

F.V. Le secteur culturel, de façon plus large, est particulièrement ébranlé par cette crise qui révèle ses assises parfois fragiles. Cette crise sera-t-elle, comme le préconise la ministre de la culture Bénédicte Linard, l’occasion à saisir pour réfléchir à de nouveaux objectifs et ainsi mieux redéployer le secteur ?

J-M.D. La culture subit un impact financier profond de cette crise Covid-19. Depuis le début, un mouvement « No Culture – No Future » a été lancé par les fédérations professionnelles du secteur culturel pour rendre compte des difficultés et trouver des solutions constructives pour y pallier. Au niveau communautaire, les réformes tardent et sont insuffisantes tandis que la culture est tout simplement ignorée au niveau fédéral. Il y a plus de 200.000 travailleurs en Belgique dans la Culture et 90 % des activités sont à l’arrêt. L’absence de réforme risque de le plonger dans une crise profonde pour le futur et il n’est pas sûr que la définition de nouveaux objectifs permette de se relever de ce traumatisme profond. Il est probable que des cases vides apparaîtront au niveau de l’emploi d’ici un mois.

F.V. Pour terminer sur une note plus optimiste, quelle serait votre utopie pour une société résiliente « post Covid-19 » ?

J-M.D. Le psychanalyste français, Boris Cyrulnik définit la résilience comme « … la capacité d’une personne (ou d’un groupe) à rebondir, à se développer quand même après des événements traumatisants… » La crise que l’on traverse actuellement ne déroge pas à cette règle avec son caractère inédit : on n’a pas souvenir d’une telle situation auparavant dans le monde.
Il nous faudra, pour dépasser les moments difficiles vécus, nous mettre à rêver un peu, sans tabous, à des pistes nouvelles :