Cueillette en quête d’identités

Publié le 6 juillet 2016, par Françoise Vanesse, Sylvie Hendrickx


En cette période de crise migratoire, quatre initiatives éditoriales qui gomment l’anonymat et donnent aux personnes réfugiées, vie, sens et identités.

Réfugiés, Cinq pays, cinq camps, éditions invenit, 2016

Soixante millions : c’est le nombre de personnes qui sont contraintes à vivre sur une terre qui n’est pas la leur et trouvent souvent refuge dans des camps plus nombreux aujourd’hui que jamais ! Inlassablement, ce sont les mêmes images et appellations réductrices qui nous sont données. Afin de dépasser cette impression d’incomplétude, il fallait une initiative d’envergure que voici par le biais de cette publication très originale dont la présentation et le projet éditorial sont en totale correspondance avec le thème abordé, pluriel et sans frontières. Pluriel car, à l’image du large éventail de populations concernées par ce dramatique phénomène, les approches des auteurs sont très diversifiées : carnets de voyage, récits épistolaires, reportages photo ou plus traditionnels récits journalistiques... Sans frontières car la facture de cette publication, sous la forme d’un « mook », à mi-chemin entre le magazine et le livre, est en parfaite résonnance avec le thème de l’abolition des limites et des lignes de démarcation… Le résultat, riche et dense, nous livre un bouquet de différentes approches qui témoigne d’un vivifiant mélange des points de vue et des diverses compétences des auteurs tantôt artistes, écrivains, photographes, bédéistes, journalistes originaires de différents pays et déjà reconnus ou couronnés dans leur domaine : Gaël Turine, Laurent Gaudé, Cyrille Pomès dont les croquis sans cadre sont aussi sans frontières… On épinglera également ces ouvertures avec la mise en valeur du travail créatif proposé à des habitants du camp de Breidjing au Tchad sous la houlette du photographe belge Laurent Van der Stockt. On ne peut que se féliciter de cette publication, riche initiative fédératrice, ouverture raisonnée et artistique, regard critique, multiple et largement ouvert sur ce peuple emmuré.
F.V.

ANNE A-R,I AM with them, Manifeste photographique pour les réfugiés, Gründ, 2016

Depuis plusieurs mois, les informations relatent inlassablement les dramatiques vicissitudes vécues par les réfugiés. Et, à chaque fois, le même discours nous offre l’image d’une masse impersonnelle, un peu comme si ce flot de personnes était composé d’anonymes. Heureusement, certains journalistes décident de partir à la rencontre de ces protagonistes et de partager leur investigation de terrain. Tel est le cas de cette publication signée de la photographe et documentariste française, Anne A-R qui, en août dernier, démarre son projet. « Ce jour-là, les médias annonçaient la mort de plusieurs dizaines de migrants asphyxiés dans la remorque d’un camion. Pendant 24 heures les médias ont dit qu’il y avait entre 20 et 70 morts. Cette approximation m’était insupportable », raconte l’auteure. Le résultat de sa démarche est concluant : cet original manifeste « I AM with them » nous présente des portraits d’individus qui s’animent et nous racontent leur parcours. Si l’on est touché par l’importante authenticité qui se dégage de ce dialogue, le pari est tout autant réussi sur le plan graphique : portraits individuels, photos de groupes, instantanés. Une diversité non anodine qui nous rappelle qu’un statut légal « réfugié » n’est jamais qu’une étiquette apposée à des individus pluriels. Mais ce qui frappe également c’est que cette présentation ne cultive pas le côté tragique à tout prix. Car tel est bien le défi relevé par la documentariste qui permet aux réfugiés de redevenir sujets face à son objectif, au sens d’acteurs de leur propre parcours. Et, obtenant ainsi un cadre pour afficher leur visage, leur posture, leur discours, ils se créent enfin une place à part entière dans l’espace public dont ils sont si souvent exclus. Un manifeste très convainquant qui interpelle et dont l’intérêt réside également, pour les bibliothécaires, dans l’importante variété de lecteurs auquel il peut s’adresser. On imagine aisément cet album lu ou raconté à des jeunes, voire des résidents de maisons de repos, en classe, ou lors d’ateliers d’écriture.
F.V.

WOLFGANG BAUER, Franchir la mer, LUX, 2016

En 2014, Wolfgang Bauer, reporter allemand pour Die Zeit, se lance dans une entreprise périlleuse : franchir la mer aux côtés des migrants qui tentent de joindre l’Europe afin de rendre compte de l’épreuve que constitue cette traversée. « La Méditerranée, qui est infranchissable pour tant de gens, qui signifie la mort pour tant de gens, nous la survolons en quelques heures, en somnolant et sans aucun problème – un sentiment profondément obscène pour moi », écrit l’auteur de ce récit interpellant et engagé, couronné en 2015 par le prix Jean Marin des correspondants de guerre. Pour rendre possible un tel périple, le journaliste, accompagné d’un ami, le photographe-documentariste tchèque Stanislav Krupar, rejoint un groupe de Syriens déterminés à prendre la mer au départ de l’Egypte. Seul Amar connaît leur secret et fera office de traducteur. Pendant des semaines, ensemble avec les migrants, ils partagent les dangers, les obstacles mais, surtout, un inapaisable sentiment de vulnérabilité face à l’opacité des systèmes des passeurs, les mensonges, les rackets mais aussi la corruption, la précarité des embarcations, les échecs… Nous découvrons au fil des pages des hommes – mais aussi des femmes et enfants- qui, malgré les risques, les angoisses, et l’épuisement, trouvent dans leur histoire et dans leurs rêves la force d’espérer et de continuer. Ces vérités vécues de l’intérieur, rapportées avec beaucoup de simplicité et sans pathos, font de ce livre un récit nécessaire, bien loin des statistiques abstraites, des préjugés et de l’indifférence.
S.H.

MAYLIS DE KERANGAL, A ce stade de la nuit,Verticales, 2015

Lampedusa…Ce nom aux multiples résonnances dramatiques, presque quotidiennement relayé par les médias, nous est désormais malheureusement plus que familier ! Peut-être même nous arrive-t-il de l’entendre sans sourciller ? A travers ce récit, Maylis de Kerangal nous invite, au contraire, à prêter l’oreille à ce nom de lieu tristement évocateur par le biais d’une curieuse et poétique exploration… Une expérience qui n’est pas entièrement neuve pour la romancière dont les précédents romans, depuis Naissance d’un pont, s’intéressent particulièrement aux lieux, aux paysages, à leurs appellations et aux imaginaires qu’ils convoquent. Dans ce roman, l’écrivaine, telle une toponymiste atypique, continue son investigation de manière particulièrement sensible mettant en parallèle une méditation langagière et culturelle, en apparence banale, avec une réflexion bouleversante sur la situation des migrants. Ainsi, son récit débute le 3 octobre 2013 lorsque, à ce stade de la nuit, une jeune femme entend à la radio le nom de Lampedusa associé au naufrage d’un bateau chargé de réfugiés. Instantanément, la narratrice s’empare de ce nom pour sonder et sillonner, en différentes trajectoires, les références culturelles et faisceaux d’imaginaires qu’il recouvrait jusqu’alors dans son esprit. Cinéma, lectures, voyages… elle dérive au fil de ses pensées tandis que, tel un ressac, le refrain lancinant « à ce stade de la nuit » la ramène inexorablement au présent, au bruissement de la radio et à la réalité funeste du drame méditerranéen. Mêlant des sentiments forts, ambivalents et contradictoires au cœur d’un texte bref et intense, Maylis de Kerangal nous livre ainsi la décomposition nocturne d’un nom de lieu grandiose dont l’imaginaire, aux premières lueurs de l’aube, n’évoquera plus au monde que honte et révolte humaines. S.H.