Avec Philippe Goffe. Responsable de la librairie Graffiti, à Waterloo

Publié le 28 septembre 2016, par Sylvie Hendrickx


Entre deux conseils clients, c’est avec le sourire mais aussi le dynamisme d’un homme affairé que Philippe Goffe nous accueille au sein de sa librairie créée en 1989 et agrandie pour devenir l’espace de 300 m2 aéré et lumineux qu’il est aujourd’hui. Le goût d’entreprendre et l’audace de fédérer, voilà bien ce qui caractérise ce fondateur de l’Association Internationale des Libraires francophones (AILF) et du Partenariat Interprofessionnel du Livre et de l’Edition numérique (PILEn). Egalement à l’origine de la plateforme numérique Librel, il nous partage sa vision du marché numérique en Fédération Wallonie-Bruxelles mais aussi les multiples combats à mener pour l’avenir du livre et de sa profession.

Numérique et engagement

S.H. Quel regard portez-vous sur l’évolution actuelle du secteur de la librairie indépendante ?

P.G. Je pense que notre secteur se situe à la croisée des chemins, à la recherche d’un équilibre entre, d’une part, la tendance à l’industrialisation du livre et d’autre part, notre métier traditionnel. Certaines librairies tendent à devenir des lieux de vie avec un espace café ou une offre élargie à d’autres produits. Bien sûr, tout commerce doit suivre l’air du temps mais un important défi s’offre à nous : conserver une certaine cohérence en évoluant entre la séduction d’un lecteur de plus en plus consommateur et les fondamentaux de la librairie traditionnelle ; c’est-à-dire continuer notre travail de sélection et de présentation de l’ensemble de la production littéraire et pas uniquement des livres les plus attendus.

S.H. Vous avez joué un rôle très actif dans la mise en place du portail collectif Librel qui vise à positionner les librairies indépendantes de la FWB sur le marché du livre numérique. Comment est né ce projet ?

P.G. Lorsque j’ai lancé Librel à l’automne 2014, j’ai rencontré énormément de résistance de la part de libraires qui auraient volontiers laissé cette question aux générations suivantes, se réclamant du papier et soulignant un marché qui ne décolle pas. Mais je n’ai pas voulu suivre ce type de raisonnement et je pense avoir eu raison sur le long terme de creuser le sillon de la librairie indépendante dans le domaine numérique. Pour ce faire, j’ai saisi une opportunité sous forme d’un financement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, poussé en cela par l’indéfectible volonté de ne pas laisser ce marché uniquement aux géants français et américains. J’avais cependant conscience que nous aurions beaucoup de difficultés à imposer notre présence de manière individuelle. Il fallait nous fédérer. Et ce sont finalement une trentaine de librairies indépendantes qui ont répondu à notre appel.

S.H. Quelles sont les spécificités de ce portail ?

P.G. Librel fédère des librairies tout en permettant à chacune de conserver son identité propre. En plus de l’espace de vente central, chacune dispose en effet de son propre « corner » où se prolongent en ligne le travail et l’expertise des libraires que ce soit à travers des sélections, des coups de cœur mais aussi un agenda centralisé. C’est dans cette mise en valeur de la spécificité de chaque structure que réside tout l’intérêt mais aussi la fragilité de ce système car la gestion de ces différents « shops » engendrent bien entendu un surcoût. Mais c’est la véritable philosophie de Librel et j’y crois.

S.H. Près de deux ans après son lancement, quel bilan dressez-vous ?

P.G. Il faut savoir que le marché du livre numérique, qui est encore très faible puisqu’il ne représente que 2 à 4% du marché global du livre, est occupé à 45% par Amazon et 35% par Google et Apple. Il reste donc 10 à 15% pour les autres acteurs ! Parmi ceux-ci, Librel occupe une place marginale puisqu’il ne touche que le marché belge. Son chiffre d’affaire modeste est cependant en progression lente et, élément rassurant, extrêmement conforme aux chiffres de plateformes françaises équivalentes.

S.H. Que dire des ventes sur Librel ?

P.G. Ce qui s’achète sur Librel, parmi nos 400 000 références, est semblable à ce qui se vend bien en librairie : essentiellement de la nouveauté, beaucoup de Fantasy, de la romance, du fast-book. On ne vend pas vraiment la longue traine, les sujets plus pointus, d’autant plus qu’il existe des portails plus spécialisés comme Cairn pour les sciences humaines ou les sites de certains éditeurs. Certains domaines nous échappent donc en partie. Il semble par ailleurs que notre clientèle soit majoritairement âgée de 40 à 65 ans, les jeunes allant peut-être plus volontiers vers Amazon ou même, malheureusement, vers le piratage.

S.H. A quelles difficultés le numérique confronte-t-il les libraires ?

P.G. Les obstacles principaux sont bien entendu d’ordre technologique. Les livres numériques que nous vendons au format Epub sont protégés par des DRM (Digital Rights Management ou Gestion des droits numériques) imposés par les éditeurs. Il faut posséder un compte Adobe pour les déverrouiller. Ce qui fait que, malheureusement, à ce jour, il est plus difficile d’entrer dans un livre numérique par l’intermédiaire de la librairie indépendante que par Amazon qui propose des livres numériques cryptés dans son propre format propriétaire. Pour faire face à ces contraintes supplémentaires, nous assurons un service après-vente très important et proposons des formations à la manipulation des liseuses que nous vendons.

S.H. Au vu de ces divers éléments, quel regard portez-vous sur le marché du livre numérique en Fédération Wallonie-Bruxelles ?

P.G. Ce marché évolue très lentement et son plus gros écueil, à mon sens, est que le livre numérique y reste trop souvent l’équivalent d’un livre papier lu sur écran. L’avenir du numérique se situe plus sûrement dans d’autres types de formats qui offrent une plus-value par rapport au support papier. C’est le cas par exemple des livres applications qui sont vendus par Apple ou Google. L’évolution technologique, et notamment le format Epub3 s’il tient ses promesses, pourrait permettre que ce type de livre interactif soit intégré dans les catalogues d’éditeurs et vendu dans le futur par notre intermédiaire ou encore proposé en prêt numérique par les bibliothèques via la plateforme Lirtuel. Cela constituerait une belle avancée pour notre secteur ! On en est cependant revenu des discours prophétisant la disparition totale du livre papier… on perçoit plutôt aujourd’hui le numérique comme un complément à nos habitudes de lecture.

S.H. Le prêt numérique en bibliothèque, via Lirtuel, un partenariat intéressant pour Librel ?

P.G. Actuellement, tout ce qui est disponible sur Lirtuel est acheté sur Librel en raison d’un accord avec la Fédération Wallonie-Bruxelles qui a participé au financement des deux projets. Dès l’an prochain, Lirtuel devra cependant lancer un appel d’offre. Je pense qu’il sera indispensable pour Librel d’avoir une partie du marché PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque). Dans tous les pays où la lecture publique s’approvisionne en livres numériques, le prêt numérique est une part importance du chiffre et de l’activité des libraires. C’est le cas notamment au Québec, plus de 50% ! Cela permettrait d’amortir la structure de notre portail car le numérique représente un investissement technologique lourd en amont.

S.H. En 2012, vous avez participé à la fondation du PILEn. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet organisme et ses objectifs ?

P.G. Le PILEn désigne le Partenariat Interprofessionnel du Livre et de l’Edition numérique dont l’objectif est de réfléchir aux futurs pluriels du livre. Celui-ci a vu le jour suite au rapport rédigé par un groupe de travail désigné par la ministre Laanan, alors ministre de la Culture, sur l’évolution des métiers du livre à l’heure du numérique. Ce groupe composé de représentants des éditeurs, des auteurs et de moi-même pour le secteur des libraires indépendants, a voulu aller plus loin en donnant une existence concrète à ses conclusions. Nous avons donc lancé le PILEn qui s’intéresse à l’entrée des métiers du livre dans le numérique mais aussi à l’avenir du livre en général. C’est un important lieu de débats qui propose des rencontres mais aussi des formations.

S.H. Certains ont regretté l’absence des bibliothèques publiques dans cet organe de réflexion…

P.G. Nous travaillons activement avec le réseau de la Lecture publique, notamment pour que nos formations, ouvertes aux bibliothécaires, ne fassent pas double emploi avec leur propre programme. Mais les orientations principales du PILEn restent les auteurs, éditeurs et libraires, c’est-à-dire les professions « commerciales » impliquées dans ce marché numérique encore largement en construction.

S.H. La question du prix unique du livre est un autre de vos combats, en passe d’aboutir …

P.G. Effectivement, au sein du Syndicat des libraires, je gère la question du prix unique depuis plus de 30 ans, c’est-à-dire depuis la loi Lang de 1981 ! Le 20 juillet dernier, un avant-projet de décret a été déposé par la ministre de la Culture Alda Greoli. Nous sommes donc plus proches d’aboutir que jamais même si le parcours reste compliqué. Depuis la 6e réforme de l’Etat, cette matière culturelle dépend des régions et non plus du fédéral. Il faut donc trouver un accord de coopération entre le projet de loi flamand et le projet de loi francophone notamment pour Bruxelles. Il y a également le problème du principe européen de libre circulation des marchandises, car cette loi va concerner essentiellement des livres provenant de France (80% des livres vendus en Belgique). Il reste que ce combat vaut la peine pour protéger les librairies traditionnelles face à la grande distribution et notamment face aux géants de la vente en ligne.

S.H. Vous êtes également membre fondateur et président de l’Association Internationale des Libraires Francophones (AILF). Quelles sont les missions de cette association ?

P.G. Les missions de l’AILF, créée en 2002, sont essentiellement la professionnalisation du métier. Cela passe par la formation des libraires des zones francophones mais aussi l’organisation de rencontres interrégionales et d’activités de promotion de la lecture. La plus importante est « La Caravane du Livre » en Afrique francophone. Nous l’avons lancée en 2004, partant du constat que la plupart des auteurs africains sont présents dans les libraires européennes mais peu dans leur propre pays. Au cours d’une opération annuelle d’une quinzaine de jours, les libraires africains sillonnent leur pays pour organiser des rencontres dans les écoles, dans les villages... Nous avons obtenu pour eux des prix bonifiés par les éditeurs, ce qui permet de rendre les livres accessibles au public qu’ils rencontrent. Nous avons cependant du mal à financer cette activité qui rapporte peu aux libraires. D’autant plus que l’insécurité grandissante dans certaines régions africaines rend leur tâche plus difficile encore.

S.H. Vous êtes décidément un homme aux multiples combats !

P.G. Je suis en effet très militant et mon combat est identique partout, que ce soit via Librel, au sein du PILEn, de l’AILF ou pour le dossier du prix unique. Pour exister, les librairies indépendantes doivent, en tant qu’acteur du livre et tout comme les bibliothèques, prendre la parole, rappeler qu’elles sont là et surtout, toujours, initier de nouveaux chantiers.

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Les coups de cœur artistiques de Philippe Goffe

• Un livre ?

Boussole , de Mathias Enard, aux Editions Actes Sud
Un roman-monde comme il n’y en a pas tellement en littérature française. Un texte d’une totale érudition (certains diront trop), qui raconte avec intelligence les tropismes à l’oeuvre entre l’Orient et l’Occident, marqués par une fascination réciproque, une imbrication culturelle insoupçonnée, et des tensions toujours palpables aujourd’hui. A ce titre, un livre d’une vraie actualité.

• Un film ?

Plutôt qu’un film, je choisis une série, La Trêve de Matthieu Donck, produite par la RTBF.
D’abord parce qu’il s’agit d’un mariage réussi entre la télévision et le cinéma, par la qualité du scénario et de l’image. Ensuite parce qu’il s’agit d’une vraie série belge, pas tant par la nationalité de ses auteurs, que par ce qu’elle dit de la Belgique, et par ce ton particulier qui lui appartient, un ton toujours un peu décalé, où l’humour est présent sous les oripeaux de la tragédie.

• Une peinture ?

The Seagram murals de Rothko à la Tate Gallery.
Une oeuvre qui peut appeler tous les commentaires, et n’en a besoin d’aucun. Un vrai choc esthétique et métaphysique, là où le rouge dans ses intensités submerge et investit le spectateur, dans une aspiration qui donne un aperçu de l’absolu.

• Une musique ?

Ce pourrait être Schubert ou Gluck. Ce sera plutôt ici Leonard Cohen. Cela n’a rien à voir ? Au contraire. La musique, si on le veut bien, accompagne toutes les générations, et toutes les musiques appartiennent à ceux qui les écoutent. Cohen fait partie de ceux qui ont accompagné une génération qui s’apprêtait à prendre la route. Destination : passer les frontières. Le rêve n’est pas mort.

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