Publié le 8 avril 2014, par
,Livres propices à la réflexion sur le langage et les liens arbitraires qui unissent les mots et leurs réalités, ces abécédaires sont autant de belles invitations au détournement poétique, à la subversion en faveur de la création, à une grande bouffée d’imaginaire…
L’analogie est, on le sait, un puissant vecteur d’inspiration. C’est précisément ce principe qui est mis en exergue dans cet abécédaire extrêmement détonnant et créateur de sens. En effet, l’auteur part d’un principe amusant : si des mots commencent par la même lettre, leurs illustrations, par un procédé d’association complètement arbitraire, seront figurées de manière à se répondre par un élément graphique commun. Ainsi, prenez le mot « feuille » et dessinez son référent. Associez-lui un autre mot qui commence par la lettre « f », comme par exemple fumée, et illustrez ensuite cette fumée en lui donnant la forme d’une feuille. Vous obtenez les ingrédients de la recette de cet album fondé sur les rapports de similitudes entre le mot et l’image. Le principe est audacieux et présente le grand avantage de faire éclore, au cœur de ces pages, un univers très poétique. En résonnance avec ce procédé cher aux artistes surréalistes du détournement des objets, l’univers mis en page par l’illustratrice est connoté de références à des œuvres majeures appartenant à ce courant comme ces grandes nappes, blanches comme neige, qui volent dans un ciel quelque peu « magrittien ». Une franche réussite de décloisonnement, de croisements et d’ouverture, de création littéraire et graphique : un bel album emblématique de la démarche des éditions Notari.
F.V.
Une seule lettre vous manque et tout est chamboulé ! Ainsi pourraient s’exprimer les acteurs insolites de cet abécédaire original et très inventif : 26 mots carrément décortiqués et désossés par un auteur chirurgien-magicien qui n’a pas sa lettre en poche ! Ainsi, au lieu de débuter chaque page de manière conventionnelle, tel un abécédaire classique où chaque lettre sonne le début d’un mot, l’auteur s’est amusé ici à prélever une lettre à l’intérieur du mot afin d’en faire apparaitre un autre. « Cela faisait longtemps que j’avais envie de travailler les mots comme une matière brute, de les démonter pour voir ce qui se cachait dedans, de jouer avec eux en remplaçant des lettres ou des syllabes par d’autres. Mais beaucoup de choses ont déjà été faites dans ce domaine… Puis un jour, en m’amusant avec le mot carotte, je me suis rendu compte qu’en enlevant le a, on obtenait une crotte… » L’aventure pouvait commencer pour Michaël Escoffier qui, pris au jeu, décide de partir à la recherche des mots qui en cachent d’autres et de construire des phrases désopilantes et poétiques avec sa nouvelle matière. Ainsi prend forme un étonnant univers dans lequel, tel le super héros de la page de couverture, nous plongeons tête la première ! Sans le o, le gorille reste derrière la grille… Sans le i ma valise danse la valse. Le procédé est en effet revigorant, même si parfois un peu ardu, et présente l’avantage de proposer une technique originale et exigeante pour un atelier d’écriture. Un petit conseil ? Si vous organisez un atelier avec des enfants, opérez d’abord une collecte de mots qui peuvent fonctionner et offrez les ensuite pour le démontage.
Dans un tel contexte littéraire poétique, le défi pour l’illustrateur était difficile à relever et certaines pages sont plus abouties que d’autres. Mais Kris Di Giacomo nous offre un univers bien spécifique avec des recherches de tons originaux eux aussi. Voici donc un album frétillant, pétillant d’inventivité. Bref, un véritable ivre (livre) à trouver au crayon (rayon) fantaisie…
F.V.
Que faut-il pour passer d’un Ane à un Zèbre ? Quelques rayures, serions-nous tenté de répondre ! En fait, la réponse est bien plus complexe, notamment sur le plan linguistique et imaginatif, si l’on en croit l’abécédaire par lequel François Bégaudeau inaugure de manière réjouissante la collection « Vingt-six » que Grasset dédie aux abécédaires d’écrivains. Partant du constat que l’âne est « premier sur la piste » alphabétique par décision purement arbitraire, l’auteur crée, d’une lettre à l’autre, une multiplicité de fictions narratives, récits, fables, analyses de la société entre lesquels il tisse par association d’idées une prose poétique surprenante. Car notre auteur ne s’interdit rien. Entre démonstration brillante, poésie de l’absurde et comique de situation, François Bégaudeau élabore son roman-essai abécédaire de main de maître. Et si quelquefois au détour de B comme Bouche ou C comme Chimpanzé, il feint de s’égarer en chemin, c’est pour mieux nous mener de surprises en surprises, là où le sens surgit à nouveau, fruit jubilatoire d’un lien préparé, ténu mais bien réel. Exercice de style ou exercice d’esprit ? L’ouvrage ne pèche en tout cas par aucune lourdeur, allégé au contraire par la magie d’un phrasé inventif qui nous entraîne de jeux de sons en jeux de sens dans une ivresse des mots. Car c’est en effet toujours de mots, dont il est question dans ces récits-gigognes : leur sens, leur arbitraire mais aussi leurs pièges. Les personnages fantasques et variés qui peuplent ces pages, qu’ils soient clown de la langue, lapins grands amateurs de voyelles ou convives incongrus d’un banquet mondain, analysent finement la consistance du langage et de nos certitudes, jusqu’à métamorphoser l’un des leurs... d’âne en zèbre.
S.H.
Introduire l’abécédaire au théâtre ? Pour Paul Pourveur, dramaturge belge bilingue à l’écriture audacieuse et expérimentale, ce choix de l’aléatoire alphabétique est avant tout une manière de rendre compte de l’éclatement et de la fragmentation de notre monde moderne mieux que ne le permet la division classique du texte théâtral en scènes.
Cette pièce nous entraîne ainsi, à travers vingt-six séquences alphabétiques, dans un véritable enchevêtrement de temporalités où nous démêlons peu à peu le destin de trois couples : Julien et Julie, les grands-parents, Ghislain et Ghislaine, les parents et enfin Camille et Camille. A travers cette filiation, c’est une véritable (r)évolution de l’humanité qui est mise en scène. Le genre humain chez Paul Pourveur se désincarne de génération en génération, se dilue dans une identité de plus en plus confuse (jusqu’à ce prénom neutre) mais aussi et surtout dans un rapport de plus en plus problématique à l’amour et au langage dont il faut continuellement explorer les possibles.
Alternant monologue semi-obscur, dialogue poétique et discours (religieux, scientifique, médiatique…) continuellement parasités, son écriture d’une incroyable richesse narrative nous plonge dans monde postmoderne à la fois familier et étrange, halluciné et dérangeant. Faisant fi du politiquement correct, comme l’illustre les rubriques O comme Otage ou B comme Bagdadisation du monde ; ces textes, véritables expériences de lecture d’une grande force poétique et onirique, nous invitent à réfléchir sur le devenir de notre humanité à l’ère (toute proche ?) du post-humain.
S.H.
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