Le décret « Lecture publique » millésime 2009, grand cru ou piquette ?

Reflets


Le nouveau décret sur la Lecture publique, a été adopté le 28 avril 2009 à la Communauté française par 52 voix de majorité contre opposition (4 contre et 21 abstentions). Après une présentation des nouveautés de ce texte, nous relaierons les positions des tenants et des opposants ainsi que la sage position du Conseil d’Etat. Après ces différentes découvertes, vous pourrez vous faire votre propre opinion sur cet important texte législatif pour l’avenir des bibliothèques.

Pour le Gouvernement qui vient d’achever son mandat, les objectifs du nouveau décret remplaçant celui qui datait de plus de 30 ans étaient multiples :

• adapter la mission des bibliothèques aux développements importants de notre société de la connaissance et de l’information ;

• renforcer l’accessibilité pour tous aux supports de la connaissance et de la culture ;

• confirmer la mission d’éducation permanente des bibliothèques (article 1ier de l’ancienne législation) et la rendre plus concrète.

Le nouveau décret entend ainsi :

• développer grâce à l’action d’un ensemble d’ « opérateurs » travaillant ensemble dans un Réseau public de la Lecture, de manière concertée, les pratiques de lecture dans la population et favoriser l’accès au savoir et à la culture par la mise à disposition de ressources documentaires et culturelles sur tous les supports, matériels et immatériels de même qu’à permettre leurs utilisations multiples par le plus grand nombre ;

• via l’obligation de plans quinquennaux que devront adopter les opérateurs, mettre en œuvre une réelle politique programmatique définie par les opérateurs en relation avec la Communauté française ;

• développer davantage de collaborations entre les opérateurs (bibliothèques) et les autres secteurs de l’action culturelle et sociale ;

• renforcer la réalisation d’un unique Réseau public de la lecture par la mise en commun de pratiques et l’échange de résultats (production commune ou partagée de produits bibliographiques ou documentaires, formation réciproque voire échange de compétences et de personnel, échange de plans d’animation,...), la mise en commun des ressources de médiation et d’animation,...

I. Quatre nouveautés essentielles du texte

1. Les opérateurs reconnus et subventionnés par le décret

Le décret distingue plusieurs catégories d’opérateurs qui forment ensemble le Réseau public de Lecture.

les opérateurs directs , à savoir les bibliothèques locales sur le territoire d’une ou de plusieurs communes géographiquement proches, les bibliothèques itinérantes, les bibliothèques spéciales (ces dernières exercent leurs activités au profit de personnes handicapées ou emprisonnées). Lorsque plusieurs PO organisent l’activité d’une bibliothèque locale qui s’exerce sur un même territoire, ils constituent ensemble un opérateur direct. Les modalités de collaboration et de fonctionnement des PO sont fixées dans une convention conclue entre eux.

les opérateurs d’appui . Ce sont soit des opérateurs reconnus subventionnés, soit des services du gouvernement. A l’exception des services du gouvernement, un seul opérateur d’appui est reconnu et subventionné par province et un seul est reconnu pour la Région de BXL Capitale. Ces opérateurs d’appui organisent le soutien des opérateurs directs en leur offrant des services techniques. Ils ont aussi pour mission de développer une coopération en vue d’une plus grande mutualisation des pratiques et des moyens mis en œuvre et une plus grande intrication des diverses bases de données généralement utilisées par les opérateurs. Les opérateurs d’appui établissent entre eux des partenariats par convention pour réaliser des actions utiles au Réseau. Ils mettent en commun les moyens qui en assurent le fonctionnement intégré.

les opérateurs fédératifs (associations professionnelles).

Ces opérateurs sont tous intégrés dans le Réseau public de la Lecture (réseau unique qui couvre toute la Communauté française) et la participation au Réseau est une condition de reconnaissance et de subventionnement.

Le Gouvernement arrêtera les critères d’organisation et de fonctionnement de ce Réseau, moyennant certains principes fixés dans le décret (article 8).

Les services du gouvernement seront chargés de l’organisation du fonctionnement du Réseau, de la mise en commun des ressources, de mettre en relation régulière les opérateurs d’appui, de créer des plates-formes entre eux, de mettre en commun les plans de développement quinquennaux (voir plus loin). Ils ont un rôle de supervision, de contrôle et d’aide.

Chaque opérateur peut faire l’objet d’une reconnaissance par le gouvernement, moyennant le respect de conditions fixées dans le décret (article 12). Le gouvernement arrêtera la procédure de reconnaissance. Il est néanmoins prévu que le gouvernement requiert l’avis du Conseil des Bibliothèques Publiques et celui du Service général d’Inspection de la Culture.
Le décret prévoit, et c’est nouveau, un recours possible des opérateurs contre les décisions de refus de reconnaissance devant le Conseil des Bibliothèque publiques avec la possibilité pour l’opérateur de présenter son argumentation.

Chaque opérateur direct reconnu doit avoir un plan quinquennal de développement. Ce plan doit permettre à l’opérateur de se donner des objectifs d’action en fonction de la population visée. L’article 10 définit le contenu minimal du plan quinquennal qui doit préciser entre autres la méthodologie de l’action et sa planification dans le temps.

Les opérateurs directs intervenant sur un territoire déterminé doivent intégrer leurs plans de développement respectifs dans un seul plan quinquennal (qui doit dépasser la simple addition des programmes d’action respectifs des opérateurs directs).

A noter que lorsque plusieurs bibliothèques organisées par des PO différents constituent un seul opérateur, la convention conclue entre eux (voir plus haut) doit faire partie du plan quinquennal du territoire concerné

Les opérateurs d’appui doivent aussi élaborer des plans quinquennaux. Ce plan doit définir les objectifs et les moyens affectés par l’opérateur d’appui au développement des actions des opérateurs directs du territoire concerné ainsi que la mise en œuvre de leur coordination.

Une période transitoire de cinq ans est prévue pour déposer l’ensemble des dossiers.

2. Evaluation et Contrôle

Chaque opérateur doit mettre en place un processus d’évaluation continue du plan quinquennal de développement auquel collaborera le Service général d’Inspection de la Culture, qui doit valider le dispositif d’évaluation de chaque opérateur dans une perspective de l’aide à la décision.

Le gouvernement définira les modalités de collaboration entre les opérateurs et le Service général d’Inspection de la Culture. Il définira aussi la procédure d’évaluation.

Si lors de l’évaluation continue, il apparaît que les objectifs fixés ne sont pas rencontrés par l’opérateur, le contenu de l’évaluation est transmis au Conseil des Bibliothèques publiques avec l’avis du Service général de l’Inspection de la Culture.

A l’issue de l’exécution du plan de développement, l’opérateur adresse un rapport général d’exécution aux services du gouvernement. La décision du gouvernement de maintenir la reconnaissance se basera sur l’évaluation effectuée et sur les avis du Conseil des Bibliothèques et du Service général d’inspection.

A noter encore que chaque année, les opérateurs doivent faire un rapport d’activité ainsi qu’un rapport comptable. Un contrôle est effectué au terme de chaque année civile.
Si l’opérateur ne remplit pas les conditions du décret et de ses arrêtés d’application, l’administration soumet ce constat pour avis au Conseil des Bibliothèques publiques.

Le gouvernement arrêtera la procédure de retrait de la reconnaissance ou des subventions. Des principes sont néanmoins fixés dans le décret. Cette procédure prévoit un avis des services du gouvernement et du Conseil des Bibliothèques Publiques.

A noter qu’en cas de retrait de la reconnaissance, l’opérateur ne bénéficie plus des subventions à l’exception des subventions nécessaires du paiement des préavis des permanents pendant une durée de 6 mois maximum.

Le décret prévoit aussi une évaluation globale des missions remplies par l’ensemble des opérateurs du Réseau public de la Lecture au bout de cinq ans. Le gouvernement arrêtera les données nécessaires à cette évaluation et les modalités de sa communication aux services du gouvernement.

3. Subventionnement des opérateurs

Les différents types de subventions sont :

• la subvention octroyée à un nombre fixe de permanents. Chaque opérateur bénéficiera d’une subvention forfaitaire au titre d’intervention dans la rémunération des permanents des PO des opérateurs. Le nombre de permanents est basé sur les chiffres de la population du territoire couvert par l’opérateur, sur la superficie du territoire couvert ou de manière forfaitaire. Le montant varie s’il s’agit de P.O. de droit public ou de droit privé pour lesquels le décret emploi est d’application ;

• une subvention forfaitaire de fonctionnement et d’activités. Des catégories de subventions seront fixées par le gouvernement en fonction d’une série de paramètres fixés dans le décret (mais qui devront être précisées dans un arrêté d’application), liés à la réalisation du plan quinquennal. Ainsi, par exemple, pour les opérateurs directs, les catégories de subventions seront établies en fonction des actions développées, de l’intégration du plan quinquennal dans les politiques culturelles locales,... Pour les opérateurs d’appui, les catégories de subventions sont établies en fonction des actions développées pour coordonner les opérateurs directs, de la mutualisation des services,... Le décret précise que les opérateurs seront classés au sein de ces catégories et que le gouvernement préciser les conditions de classement.

Les subventions d’équipement. Le décret précise que le gouvernement peut allouer des subventions d’équipement (informatiques par exemple) et d’aménagement et que les opérateurs (seulement les opérateurs publics et pas de droit privé) peuvent bénéficier des subventions prévues par le décret du 17 juillet 2002 relatif à l’octroi de subventions aux collectivités locales pour des projets d’infrastructures culturelles.

Le montant des subventions sera indexé. Le décret prévoit aussi que l’aide financière apportée aux opérateurs par les provinces, la Cocof et les communes est une condition du subventionnement de la Communauté française.

4. Constitution d’une base de données

A défaut d’un accord avec les sociétés de droit d’auteurs, le décret prévoit la création d’une base de données reprenant les coordonnées de l’ensemble des emprunteurs du Réseau Public de la Lecture et de la Médiathèque. Cette base de données devrait permettre un comptage du nombre d’emprunteurs d’institutions de prêt.

II. Approche critique et citoyenne : les arguments des uns et des autres

1. Ce qu’en pensent les défenseurs du texte

Le nouveau décret présente de nombreux points positifs et, notamment :

• l’ouverture de la bibliothèque à d’autres problématiques que le prêt de livres ;

• le processus d’indexation des subventions bloquées à un même niveau depuis 1995 ;

• le droit de la défense et la possibilité d’un recours contre les décisions prises de refus de reconnaissance ;

• l’idée de renforcer les partenariats entre les opérateurs culturels autour de la bibliothèque qui doit être au cœur de la vie communale ou supra-communale ;

• la technique du plan de développement pour dynamiser les bibliothèques, initier de nouvelles démarches, permettre des stratégies à long terme ;

• la valorisation du travail des associations professionnelles par l’octroi d’un subventionnement plus cohérent.

2. Ce qu’en pensent les détracteurs

Hélas, ce nouveau texte présente aussi un certain nombre d’aspects négatifs parmi lesquels :

• le risque de disparition de la pérennité d’un service public à la population par la fin d’un subventionnement de base et son remplacement par des plans pluriannuels soumis à des mises en questions tant annuelles que quinquennales qui entraînent une potentielle installation dans la précarité ;

• le manque évident de balises dans le texte qui empêche d’avoir une idée des subventions proméritées (hors subventions en personnel) et de savoir s’il sera encore possible de gérer une bibliothèque dans le futur ; le législateur trace seulement des « principes verbeux » ;

• la création d’un fichier central des lecteurs des bibliothèques de la Communauté française consultable par Reprobel pour suivre l’évolution de ses taxations (pouvant être résolu par l’amendement voté) ;

• le manque de clarté sur le montant des subventions liées aux plans quinquennaux dont les montants et les conditions d’accès ne sont pas précisés. La limitation d’un seul plan quinquennal pénalise les grandes villes et les structures dans lesquelles il y a plusieurs bibliothèques ex-locales ;

• le décret prévoit de grandes délégations au gouvernement sans avoir actuellement le balisage d’arrêtés d’application ;

• l’obligation faite aux communes d’avoir une bibliothèque publique n’existe plus...

• l’informatique des bibliothèques locales est mise sous la tutelle des Provinces, ce qui empêche le maintien de programmes moins coûteux du secteur privé, l’apparition de normes plus sévères et l’obligation de souscrire au système provincial déjà hyper-subventionné par la Communauté (via le nombre de personnes particulièrement élevé et les subventions extraordinaires) ;

• la mise à discrétion des Provinces d’un pot de 119 emplois (article 18) sans vraiment de balises n’est pas une garantie d’impartialité ;

• la non prise en compte des remarques du Conseil d’Etat par rapport à la mise sous tutelle des structures de droit privé : elles doivent dépendre de l’unique opérateur communal d’où un resserrement du processus de centralisation ;

• une difficulté autour des publics et de leur identification qui pourrait amener la bibliothèque à rejeter une partie d’un public non-identifié dans le plan quinquennal ;

• les droits d’inscription, taxes de prêt et amendes ne sont plus une obligation, ce qui pourrait lancer une concurrence forte ;

• le financement des infrastructures des P.O. de droit privé n’existe plus dans le texte (par contre possible pour les musées et certains points des maisons et centres de jeunes) ;

• il n’y a pas de sanction en cas de non-subventionnement d’un pouvoir subventionnant ;
• la faible introduction des aspects de la bibliothèque nouvelle dans le texte ne lui confère pas un rôle ...

• ce décret impose un énorme travail administratif (rédaction des plans à différents niveaux, évaluation des plans, rapports administratifs, rapports comptables,...) qui risque d’être très lourd pour les petites entités ;

III. Observations du Conseil d’Etat

Au centre des débats, pour compléter ce tour de piste, il faut relever l’avis important (XX pages de commentaires) donné par le Conseil d’Etat qui s’est penché sur la compatibilité du projet de décret, entre autres avec la liberté d’association consacrée par notre Constitution.

• Pour faire bref, celui-ci fait remarquer que la participation au Réseau public de la Lecture pourrait être interprétée comme une obligation contraire à la liberté d’association.

• Le Conseil d’Etat considère que la concentration en réseaux (ou la constitution d’opérateur) peut être encouragée mais non imposée, spécialement lorsqu’il s’agit d’opérateurs privés.

• Il fait des objections concernant les interventions que l’autorité publique ferait dans le fonctionnement même des associations de droit privé.

Il met en garde le gouvernement qui a été habilité, dans l’avant-projet de décret, à préciser le rôle des opérateurs et à déterminer les conditions et modalités relatives à leur organisation et à leur mode de fonctionnement.

Le Conseil d’Etat estime également que les opérateurs doivent bénéficier d’une autonomie suffisante quant aux choix de leurs activités.

Il considère ensuite qu’il serait excessif de supprimer la reconnaissance ou le subventionnement d’une bibliothèque qui, sans méconnaître les nouvelles missions promues par le décret, donnerait toutefois la priorité aux missions de base des bibliothèques ou ne se ferait pas des nouvelles missions une idée en tout point identique à celle de l’autorité publique.

Le Conseil d’Etat signale également que l’autorité publique peut imposer un minimum de concertation entre les opérateurs d’un territoire déterminé ou entre ces opérateurs et différents organismes reconnus mais qu’elle ne peut pas aller jusqu’à les contraindre à intégrer leurs plans de développement respectifs dans un seul plan quinquennal de développement.

Le Conseil d’Etat critique, enfin, la participation des services du gouvernement à l’évaluation des plans quinquennaux de développement.

Le texte a été voté. Il faut attendre les arrêtés d’application qui pourraient peut-être remplacer certains aspects positifs ou diminuer certaines implications négatives. Nous espérons vous avoir fourni tous les éléments pour que vous puissiez vous faire votre opinion sur la qualité du breuvage : grand cru ou piquette ?

Jean-Michel Defawe