Rencontre avec Alexandre Laumonier, responsable des éditions Zones sensibles

Publié le 10 juillet 2023, par Sylvie Hendrickx


Ecologie du livre et cohérence

C’est au cœur du cadre patrimonial de l’ancien monastère de Jette où sa maison d’édition indépendante de sciences humaines, Zones sensibles, s’est installée depuis quelques semaines aux côtés d’associations sociales et de résidences d’artistes que nous rencontrons Alexandre Laumonier. Cet éditeur engagé, passionné d’anthropologie et en perpétuelle réflexion sur l’évolution de notre monde, nous partage l’inspirante recherche de cohérence écologique et sociale de ces éditions fondées en 2011.

S.H. Editeur engagé, vous avez fait de la recherche de cohérence écologique une priorité au cœur de vos pratiques éditoriales !

A.L. En effet, en tant qu’éditeur de sciences humaines, je publie des livres qui ont pour vocation de faire réfléchir, d’éveiller… et, notamment, à l’écologie à travers des ouvrages comme celui du canadien Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts (2017). En accord avec cette démarche, il me paraît totalement incohérent d’utiliser du papier qui provient de forêts massacrées en Indonésie ou d’imprimer dans les pays de l’Est, à 3000 km d’ici. C’est pourquoi, j’ai pris le temps durant une année entière, entre 2010 et 2011, de penser toutes les facettes du projet de Zones sensibles, à la lumière de mes expériences éditoriales antérieures. Ceci dans le but de trouver cette cohérence, non pas parfaite mais au moins satisfaisante, sans laquelle je n’aurais pas fondé ces éditions.

S.H. Vous soulignez le rôle que votre expérience éditoriale a joué dans l’aboutissement de cette réflexion écologique. Quel est donc votre parcours ?

A.L. Je suis actif dans le monde de l’édition depuis 25 ans. J’ai commencé à Paris, car je suis français, en publiant de 1997 à 1999, une revue intitulée No man’s land consacrée aux musiques électro et hip hop et dans laquelle j’ai également publié des auteurs liés au post-colonialisme. Dans la même mouvance, j’ai fondé et dirigé les éditions Kargo entre 2000 et 2007. A l’issue de ces deux expériences personnelles, j’ai été directeur de collections pour d’autres éditeurs avec, notamment, une collection d’anthropologie aux éditions l’Eclat et une autre dédiée à l’art aux Presses du réel. Cependant le métier d’éditeur me manquait, de même que cette liberté de poser en conscience ses propres choix à chaque étape de production du livre.

S.H. Concrètement, ces choix quels sont-ils ?

A.L. Zones sensibles est une maison d’édition belge, il est donc avant tout évident que la production doit être entièrement locale. Mon photograveur est à Bruxelles et mes imprimeurs sont basés en Flandre ou en Wallonie. Par ailleurs, j’ai fait le choix de travailler avec des imprimeurs certifiés dans la production d’emballages de nourriture, ce qui me permet l’utilisation d’encres alimentaires, moins polluantes que les encres traditionnelles.

S.H. Graphiste de formation, vous conjuguez par ailleurs attention écologique et exigence esthétique…

A.L. En effet, les livres de sciences humaines sont, encore trop souvent, peu attrayants. Il est primordial pour moi d’intégrer cette exigence esthétique dans ma démarche, en tentant notamment de réduire l’utilisation de produits chimiques. Ainsi, j’utilise moins de vernis pour les couvertures et privilégie un brochage solide mais économique en colle. Par contre, j’opte volontiers pour des procédés mécaniques et donc peu polluants tels que les jeux de découpes. Cette recherche mêlant esthétique et écologie est chronophage : il est nécessaire de visiter régulièrement ses imprimeurs, de bien connaître leurs machines et toutes les possibilités qu’elles offrent. Mais c’est aussi heureusement une manière de m’amuser avec les livres ! La contrainte est ici, comme souvent, source de créativité.

S.H. Vous soulignez cependant les difficultés et les limites de votre démarche écologique.

A.L. En effet, à l’heure actuelle, il semble malheureusement impossible de parvenir aux 100% écologique. La mondialisation de la chaîne du livre rend, par exemple, difficile la traçabilité de la pâte à papier dont la fabrication est très polluante. Celle-ci est délocalisée vers des pays avec des normes écologiques moins strictes, comme les pays de l’Est. De plus, l’éditeur a souvent peu de prise sur l’étape de la diffusion-distribution. Ainsi, je ne maîtrise pas le fait que mon distributeur cherche à raccourcir les délais de livraison en librairie en envoyant un livre à la fois, dans des cartons quasiment vides, plutôt que de privilégier des envois groupés plus écologiques.

S.H. Et que pensez-vous de la surproduction éditoriale actuelle ?

A.L. Celle-ci est terriblement interpellante ! Il n’y a qu’à voir dans les librairies, au moment des rentrées littéraires, tous ces livres dont on sait que la moitié sera invendue, aura couté de l’argent et mobilisé des transports… pour finir au pilon ! Je pense que les éditeurs doivent davantage mesurer leur production afin de continuer à assurer la diversité éditoriale mais de manière raisonnée. Pour ma part, je publie cinq livres par an et parfois un sixième plus léger pour les fêtes de fin d’année. C’est une quantité nécessaire pour être viable, sans inonder les librairies, afin que chacun de ces livres rencontre au mieux son lectorat.

S.H. En novembre 2020, vous êtes par ailleurs devenu le premier éditeur francophone à quitter Amazon.

A.L. Oui, et cette décision participe à nouveau de la même recherche de cohérence. A quoi cela sert-il en effet de mettre en place tout ce circuit écologique de production locale pour au final vendre ses livres par le biais d’une société qui est tout sauf écologique et qui n’est ni éthique en termes d’exploitation des travailleurs ni de concurrence. Il en va, selon moi, de la responsabilité de chaque éditeur et j’ai publié une tribune en ce sens sur le site professionnel ActuaLitte.com. Malheureusement, ma démarche n’a pas été suivie jusqu’ici…

S.H. Il n’est manifestement pas aisé de quitter ce géant de la vente !

A.L. En effet, ce choix est compliqué pour des raisons économiques. En 2020, Amazon était mon premier « libraire » totalisant entre 12 et 14% de mes ventes. Ce chiffre est très loin d’être négligeable mais je sais qu’il peut avoisiner 25 à 30% pour d’autres confrères ! Malgré cette difficulté, une décision collective des éditeurs aurait un impact positif considérable en termes de report des ventes vers les librairies physiques. Pour ma part, je compense en partie ces pertes par les relations construites avec les libraires et la sensibilisation des lecteurs à la nécessité d’acheter sur des plateformes plus éthiques comme Librel en Belgique, Place des libraires et Librairies indépendantes en France. Il existe des alternatives. Nous n’avons pas besoin d’Amazon !

S.H. Votre positionnement écologique semble, lui aussi, faire encore figure d’exception dans le paysage éditorial belge ?

A.L. On observe fort heureusement une évolution en termes de prise de conscience au vu des enjeux écologiques et climatiques de plus en plus évidents. La plupart des éditeurs un peu consciencieux utilisent aujourd’hui pour le moins des papiers certifiés. Par ailleurs, on peut souligner le travail, dans l’avancée de ces réflexions en Belgique et en France, de l’association « Pour l’Ecologie du livre » qui a une dimension interprofessionnelle très intéressante. Cependant, le fait qu’il y ait beaucoup de réflexions ne veut pas dire qu’il y a suffisamment d’actions. Je le regrette car on peut pourtant multiplier de petites actions concrètes. Combien d’éditeurs, par exemple, prennent la peine de visiter les usines qui fabriquent leur papier ?

S.H. Et comment percevez-vous le rôle des bibliothèques publiques au sein de cette écologie du livre ?

A.L. La notion même de bibliothèque présente une intéressante dimension écologique en raison de la gestion de leurs fonds et de la vie multiple que ces institutions offrent aux livres. A contrario, l’espérance de vie des livres en librairie est de 3 mois à peine…

S.H. A côté de votre travail éditorial, vous êtes également l’auteur de plusieurs essais qui portent d’énigmatiques titres chiffrés tels que 5 : Retour vers le futur (2018), 6 : Le soulèvement des machines (2019) ou encore 4/3 (2019). Pouvez-vous nous en dire plus ?

A.L. Mes essais s’inscrivent dans une réflexion globale sur l’évolution de notre société. Ils retracent plus précisément l’origine et l’histoire du trading à haute fréquence et l’avènement des algorithmes dans les marchés financiers. Je m’intéresse à ce passage anthropologique de l’homme à la machine, pas de manière militante mais plutôt factuelle. Cependant, le lecteur n’est pas naïf, il ne s’agit pas de livres pro-capitalistes…

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Editions Zones sensibles
Avenue de Jette, 225
1090 JETTE

www.zones-sensibles.org

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Les coups de cœur artistiques d’Alexandre Laumonier