Avec Philippe Dachouffe, bibliothécaire passionné de Bande Dessinée

Publié le 29 mars 2023, par Françoise Vanesse


Ligne claire et ligne directrice

C’est dans les locaux de sa chaleureuse bibliothèque de Comblain-au-Pont que Philippe Dachouffe nous accueille, en pleine préparation d’une rencontre avec des étudiants de Saint-Luc et de l’Académie de Liège autour de l’adaptation de Simenon en Bande Dessinée et, à peine rentré de son déplacement au Festival d’Angoulême. Tandis que les récentes acquisitions collectées grâce à sa participation à ce rendez-vous incontournable sont déjà prêtes à intégrer le fonds spécialisé de la bibliothèque, il accepte, avec une réjouissante générosité, de nous partager en quoi son indéfectible participation à ce rendez-vous nourrit et dynamise la ligne directrice qui guide son expérience professionnelle à la bibliothèque.

F.V. Cette année, vous avez à nouveau eu la chance d’assister au Festival d’Angoulême, ce rendez-vous international et incontournable de la Bande Dessinée. Quels sont vos attentes et vos objectifs ?

Ph.D. Plus qu’une chance, je dirais que c’est un choix que j’effectue chaque année ! En effet, ma participation au Festival d’Angoulême nourrit véritablement mon travail et ma démarche à la bibliothèque : que ce soit au niveau de l’orientation de mes acquisitions ou de la consolidation de ma connaissance du secteur de la BD qui représente une part importante du fonds des bibliothèques de Poulseur et de Comblain. Lors des rencontres, je prends note de références, je vois les tendances actuelles et je cerne les évolutions. Quant aux expositions, souvent époustouflantes de qualité au vu des budgets pour ce type d’événement, soit elles me permettent de redécouvrir la démarche d’artistes que je connaissais déjà, soit de m’ouvrir à des formes d’expressions nouvelles : ce qui est primordial lorsque l’on s’attache à proposer aux lecteurs un fonds spécifique en BD qui s’éloigne des chemins tout tracés…

F.V. Au cours de ce Festival, quels sont les événements que vous avez envie d’épingler plus particulièrement ?

Ph.D. Cette année, j’ai particulièrement apprécié le propos de l’exposition « Rock, pop, wizz, quand la BD monte le son » organisée à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image et qui proposait d’explorer le dialogue permanent qui existe entre la musique et la BD. Il y avait aussi une très intéressante rétrospective de Philippe Druillet. Certes, c’est un auteur plus ancien mais il a véritablement marqué le parcours de la BD dans les années septante en faisant carrément exploser les codes. Un travail assurément exceptionnel, un véritable délire graphique. Magnifique ! Enfin, la journée professionnelle du mercredi, c’est toujours la cerise sur le gâteau avec l’accès à des conférences spécifiques et les visites guidées d’expositions commentées par leurs concepteurs, ce qui leur confère un niveau très enthousiasmant.

F.V. Quel regard portez-vous sur cette récente édition ?

Ph.D. Cette édition, qui fêtait le 50ème anniversaire de cet événement de référence du 9e art, était vraiment exceptionnelle ! Évidemment, il y avait eu l’annulation en 2021 et, en 2022, l’événement avait été déplacé fin mars en fonction de la crise. Ce retour à la formule traditionnelle a donc drainé un public extrêmement nombreux. J’ai été particulièrement marqué par l’ambiance dans le pavillon dédié aux mangas, carrément festive avec un nombre impressionnant de jeunes, parfois même accompagnés de leurs parents !

F.V. Le manga a donc toujours le vent en poupe ?

Ph.D. Assurément, plus que jamais ! Le manga, c’est la folie ! 55 % des BD vendues en France relèvent du manga avec, pour conséquence, la part du franco-belge qui inévitablement se réduit. Le côté peu cher et la dimension feuilleton de ces productions d’origines asiatiques, Japon, Corée ou Chine, jouent toujours en leur faveur. Quant à la périodicité très courte entre deux publications d’une même série, elle représente un atout de vente incontestable car, aujourd’hui, beaucoup de jeunes ne sont pas prêts à attendre un an et demi entre deux épisodes, ce qui est souvent le cas pour les BD franco-belges. Enfin, si les codes graphiques restent toujours identiques dans les mangas, il faut noter une belle diversification des thématiques abordées et une ouverture intéressante vers le documentaire.

F.V. De façon plus générale, comment organisez-vous votre fonds face à cette importante production ?

Ph.D. La bibliothèque possède bien entendu des collections de mangas car je suis vigilant à garder le lien avec le public ados et j’essaie de maintenir la continuité des séries commencées. Mais mes locaux ne sont pas extensibles et, de façon générale, je manque de place. Je dois donc opérer des choix tout en apportant du neuf. Ainsi, cette année à Angoulême, j’ai découvert les originaux d’auteurs de mangas particulièrement fascinants et virtuoses comme Junji Ito dont j’ai acheté quelques exemplaires. J’ai repéré aussi des initiatives novatrices au niveau des thématiques avec cette collection qui propose une relecture des classiques de la littérature en version manga : Macbeth, Hamlet, Le Comte de Monte-Cristo, les Nouvelles extraordinaires d’Edgar Allan Poe. Incontestablement, ce sont de formidables entrées en lecture pour les ados et, dans quelques jours, elles figureront dans nos rayonnages.

F.V. Quel regard portez-vous sur le palmarès du Festival ?

Ph.D. Comme c’est souvent le cas à Angoulême, le palmarès et les albums primés ne correspondent pas toujours à l’état de la demande du marché. De façon générale, cela fait déjà quelques années que ce sont les petites maisons d’édition représentées au cœur du pavillon « Le Nouveau Monde » qui raflent les prix et qui ont la reconnaissance de la critique. Cette année, c’est un livre de l’auteur suisse Martin Panchaud, La couleur des choses, publié par la petite maison d’édition parisienne çà et là, qui vient d’être primé. Cet éditeur ne publie que des auteurs étrangers en traduction : c’est assez difficile d’accès mais il y a un important jeu graphique sur la forme qui vaut le détour ! Quand à Riad Sattouf, grand prix 2023, je pense que, ce qui est primordial dans son œuvre et notamment dans L’Arabe du futur, c’est qu’il est parvenu à rallier à la BD des jeunes lecteurs qui n’y seraient pas venus sans son approche accessible, humoristique et à la fois critique.

F.V. Même si, comme vous le soulignez, on ressent parfois un divorce entre les démarches primées et les attentes du grand public, l’effet prescripteur et le focus sur ces productions moins connues sont bien sûr essentiels…

Ph.D. Le renouveau est, la plupart du temps, toujours venu du travail de défrichage des petits éditeurs comme, par exemple, au début des années 2000, la démarche de la maison d’édition L’Association avec des productions plus novatrices et des auteurs comme Joann Sfar, Emmanuel Guibert, Lewis Trondheim. Souvent, ceux-ci ont, par après, continué leur route chez des éditeurs plus importants et davantage rémunérateurs.

F.V. Les petites maisons d’édition belges étaient-elles bien représentées ?

Ph.D. Chez les éditeurs indépendants du pavillon « Le Nouveau Monde », il y a chaque année un important stand de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Celui-ci regroupe tous les éditeurs indépendants : Frémok, L’Employé du Moi, les Impressions Nouvelles, La Cinquième Couche, La Crypte Tonique. Toutes ces maisons témoignent d’un important renouveau. Quant à la production franco-belge, elle est également intéressante et je citerais volontiers Kennes et Les Editions du Tiroir.

F.V. Interrogée par la RTBF à l’occasion du Festival d’Angoulême, la ministre de la Culture, Bénédicte Linard, rappelait l’importance de la place occupée par les autrices en FWB …

Ph.D. C’est vrai qu’il y a de plus en plus d’autrices qui sont représentées dans la BD en FWB et, que cet univers ne soit plus exclusivement réservé aux hommes, est évidemment une bonne chose ! Je citerais Alix Garin, Emilie Plateau, Tiffanie Vande Ghinste. Mais également Emilie Saitas, d’origine belge mais installée en France depuis quelques années, qui crée des albums de type documentaire à l’ambiance intimiste. En France aussi, les autrices émergent de plus en plus et se regroupent. Les sujets féministes et sociétistes sont bien présents dans leurs démarches mais pas exclusivement comme Anlor qui produit des albums de type western mais avec une approche davantage féminine. Toutes ces autrices investissent vraiment tous les domaines et apportent un ton nouveau, plus nuancé et subtil.

F.V. Cette subtilité, c’est précisément une notion que vous souhaitez insuffler dans les collections de vos bibliothèques de Comblain et Poulseur…

Ph.D. Oui, il est vrai que nos lecteurs, originaires non seulement des communes limitrophes mais également de Liège, savent qu’ils vont trouver autre chose en plus des productions mainstream … Ils viennent à la rencontre d’auteurs moins, voire pas connus du tout, de petites maisons d’édition, de récits moins linéaires, de structures plus fragmentées, plus éclatées…

F.V. Cette option ne vous semble pas trop pointue ?

Ph.D. Non, je dirais qu’elle est spécifique et qu’elle correspond à ma conception d’un des rôles d’une bibliothèque publique : faire sortir du lot certains livres, des auteurs plus aventureux qui ne sont pas présents dans une autre bibliothèque. Les bons vieux Largo Winch, Thorgal ou Blake et Mortimer sont toujours disponibles, bien évidemment, mais je fais de la place pour bien mettre les autres en évidence…

F.V. Ce projet d’ouverture, vous l’alimentez aussi grâce aux rencontres d’auteurs que vous organisez ponctuellement…

Ph.D. Ces rencontres sont importantes tant pour les usagers que pour moi et peuvent revêtir différentes formes. Ainsi, dans le cadre du Printemps Simenon, je vais animer une rencontre avec des jeunes étudiants liégeois de Saint-Luc et de l’Académie autour de l’adaptation de l’œuvre de Simenon en Bande Dessinée. Enfin, prochainement, j’accueillerai à la bibliothèque de Poulseur, Didier Tronchet : un auteur français corrosif et tendre à la fois, ancien pilier de Fluide Glacial et l’Echo des Savanes, qui se tourne de plus en plus vers le roman graphique. Mais également Aude Samama, une autrice française qui a la particularité de ne travailler qu’en peinture et qu’il me tarde de faire découvrir aux lecteurs.

F.V. Des contacts rendus possibles grâce à votre constructive implication dans le secteur depuis de longues années…

Ph.D. Il est vrai que, peut-être encore plus que tout autre secteur artistique ou littéraire, l’univers de la BD est particulièrement foisonnant et en perpétuel mouvement et ce, encore davantage depuis quelques années. Une implication continue est nécessaire si l’on veut rester à jour ! Pour cela, je lis en permanence des revues professionnelles, je me rends dans des librairies spécialisées à Bruxelles ou à Liège comme « Livre aux Trésors » et j’essaie de rester un habitué d’Angoulême, même s’il s’agit d’un déplacement que j’effectue dans le cadre de mes congés et sur fonds propres. Mais les retombées sur le plan professionnel sont proportionnelles à l’investissement personnel. Cinq jours intensifs mais… tellement passionnants et sources de nombreux partages, non seulement avec les usagers des bibliothèques de Poulseur et Comblain-au-Pont mais également profitables aux lecteurs du réseau « B.O.A. » (Bibliothèques Ourthe-Amblève) dont nous faisons partie.

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Trois Bandes Dessinées coups de cœur de Philippe Dachouffe

Journal d’une invasion. Un récit témoignage d’Igort (Futuropolis, 2023)
Les témoignages, plus poignants les uns que les autres, rendent compte de l’horreur quotidienne vécue, depuis le premier jour de l’invasion ukrainienne, par une population complètement désorientée. Sans pathos, avec acuité et empathie, Igort nous prend par la main et nous emmène au cœur de l’horreur auprès d’une population conservant intactes, courage et dignité…


Hypericon de Manuele Fior (Dargaud, 2022)

L’histoire intime d’un amour passionné entre Teresa, brillante étudiante en archéologie en poste à Berlin, et Ruben, jeune punk paumé ; avec en arrière-fond les recherches archéologiques capitales menées dans la vallée des Rois par Howard Carter. Manuele Fiore impressionne par sa narration mêlant une double temporalité au cœur de cet album magnifié par ses multiples nuances de couleurs chaudes.


La Meute de Cyril Herry et Aude Samama (Futuropolis, 2023)

Marina et Victor ont fugué, laissant les habitants de leur village dans le désarroi. Les commentaires fusent et des histoires anciennes ressurgissent, ravivant d’anciennes rancoeurs. De plus, l’attaque d’un troupeau fait craindre le retour du loup…Ce premier scénario de l’écrivain Cyril Herry, illuminé par le travail à l’acrylique d’Aude Samama est un subtil récit sur le plus vieux média du monde : la rumeur.