Avec Emeline DE BOUVER d’Écotopie, Docteure en sociologie politique de l’UCL

Spécialisée dans les questionnements sur l’engagement et la transition écologique, chargée de recherche, publications et formations à Écotopie, laboratoire d’écopédagogie (Liège).

Publié le 25 juin 2021, par Françoise Vanesse


Crise sanitaire et conscience écologique

Alors que la crise sanitaire semble prendre un tournant décisif en cette nouvelle période de déconfinement, nous donnons la parole à Emeline De Bouver, spécialisée notamment dans les questionnements sur la transition écologique. Avec lucidité et engagement, cette chercheuse, docteure en sociologie et chargée de recherches à Ecotopie, nous partage son analyse du confinement, son regard sur l’après covid et s’interroge sur l’éventuelle émergence d’une plus grande conscience écologique.

F.V. Vous avez rédigé un mémoire qui déboucha, en 2008, sur la publication d’un livre paru aux éditions belges "Couleur livres" et intitulé "Moins de biens, plus de liens : la simplicité volontaire". Merci de bien vouloir retracer brièvement quelles étaient les conclusions de cette thèse.

E.D.B. L’ouvrage permet une plongée dans l’univers de la simplicité volontaire. A travers la parole de belges francophones ayant décidé de « consommer moins pour vivre mieux » , on aborde différentes dimensions de ce mode de vie alternatif : notamment le rapport à la consommation, au temps, au travail, au politique... L’ouvrage basé sur une enquête auprès d’une dizaine de personnes que nous désignons comme « simplicitaires » propose, en conclusion, de voir dans la simplicité volontaire une forme particulière d’engagement social basée sur une vision culturelle du changement. En effet les « simplicitaires », au travers de leurs pratiques et discours, véhiculent une culture alternative susceptible de se répandre et d’entrainer des changements substantiels dans nos sociétés.

F.V. Douze ans après la publication de cette recherche, quel sens donner à ces pratiques ?

E.D.B. Il est en effet impératif de s’interroger sur la pertinence de ces pratiques et de les relier à ce que nous vivons à l’heure actuelle. Aussi, avec Écotopie, nous avons publié en mars 2020 un document réflexif : « De l’écocivisme à l’écocitoyenneté. Dans quelles conditions l’écologie individuelle est-elle émancipatrice ? » Cette étude s’intéresse à un phénomène actuel qui voit l’émergence d’un double mouvement : d’une part l’augmentation palpable des injonctions à « se responsabiliser » par la consommation, viser le zéro déchet, manger local et, d’autre part, la multiplication des discours qui nous disent « à bas le colibrisme ! », « les douches courtes ne sauveront pas le monde ! » Face à cette émergence de discours différents, nombreuses questions émergent : comment se positionner face à cela ? L’étude se propose d’éclairer, discerner, apporter nuance et contextualisation.

F.V. Quel éclairage la crise sanitaire actuelle donne-t-elle à la simplicité volontaire ?

E.D.B. D’une certaine façon, la crise sanitaire a des similitudes avec une démarche de diminution de consommation. En effet, elle a interrogé notre rapport au temps, elle nous a invités à changer nos façons de vivre, obligés (temporairement) à relocaliser une série d’activités, à mettre le focus sur ce qui se déroule dans nos foyers et, enfin, nous a encouragés à aller davantage à l’extérieur. Mais, d’un autre point de vue, la crise sanitaire s’éloigne de ces démarches en de nombreux points. En effet, alors que le slogan de la simplicité volontaire est « moins de biens, plus de liens », le contexte et les mesures nous ont obligés à couper les liens et nous ont invités au « tout à l’écran » ! La simplicité volontaire est généralement présentée comme une ouverture à l’autre, comme une invitation à consacrer moins de temps aux objets dans le but de revaloriser la relation. Or, la crise sanitaire a, dans certains cas, consisté en l’inverse : un repli sur soi et ses proches, une forme de survivalisme ravivant des angoisses primaires de manque et de fin du monde. Et puis, la simplicité volontaire est censée être … « volontaire » : c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une situation imposée mais davantage d’un engagement ancré dans la transformation de nos façons de voir le monde et dans la modification de nos gestes et de nos comportements concrets.

F.V. En tant que sociologue, quel est votre regard sur le confinement ?

E.D.B. Le confinement et la crise sanitaire sont des expériences qui ont été vécues de façon très disparates et très contrastées. Certains ont vu leur emploi du temps se vider, leur rythme ralentir, d’autres ont été confrontés au phénomène inverse voyant le temps s’accélérer et le nombre de tâches croitre. Pareil pour la réalité financière ! Certains ménages ont épargné alors que d’autres ont été obligés de puiser dans leurs maigres réserves et se sont retrouvés bien plus précarisés qu’auparavant. Il faut vraiment se rendre compte que le confinement n’est pas en lui-même une alternative positive et inspirante. Il s’agit pour beaucoup d’une expérience renouvelée de l’inéquité de nos sociétés, de l’injustice portée par certain·es de nos décideur·euses politiques, de l’exclusion d’une partie de la population des privilèges offerts par l’État providence.

F.V. Selon vous, le premier confinement a-t-il donné lieu à une plus grande conscience écologique ?

E.D.B. Depuis mars 2020, des réalités, des réactions, des étapes très différentes se sont succédées au fur et à mesure que s’édictaient et se prolongeaient les mesures sanitaires. Sans doute pour retrouver une certaine maitrise dans ce qui semblait déstabilisant et pour retrouver du sens, on a assisté à une revalorisation temporaire du foyer, de l’environnement local et un nombre important de ménages se sont tournés vers les circuits courts, les magasins de proximité. Cependant, ce phénomène ne semble pas avoir duré. Les rythmes ralentis que certains avaient pu expérimenter en avril-mai sont repartis à toute allure dès septembre excluant les nouvelles habitudes prises dans un contexte différent.

F.V. Quelle est votre analyse ?

E.D.B. Il est évidemment trop tôt pour tirer un bilan (qui sera obligatoirement contrasté selon les publics) de cette période de confinements, on n’a pas un recul suffisant pour la décrypter. Ce qui est certain, c’est qu’aucune généralisation massive d’une consommation plus locale, écologique, solidaire n’est observée. De plus, dans certaines situations, on a pu observer carrément le contraire. C’est-à-dire, l’émergence de « moins de liens, plus de biens » avec des personnes qui, coupées de tout dans leurs domiciles, multipliaient les consommations, les commandes à distance de biens plus superflus les uns que les autres… La crise sanitaire et le repli sur la sphère privée qu’elle oblige nous rappelle que, quels que soient nos engagements, nous devons les inscrire dans une vision de la société, nous devons les penser comme inscrits dans des projets plus larges qui dépassent l’embellissement de notre cadre de vie.

F.V. Certains économistes prédisent une relance post-covid, une embellie économique et sociale qui s’apparenterait à la période d’après-guerre…

E.D.B. Pour l’instant, le secteur associatif voit plutôt se profiler une grande crise sociale. Celle-ci est causée par la combinaison de deux phénomènes : l’augmentation de la précarité d’une partie de la population et la détresse psychique de nombreux publics suite au confinement et aux mesures prises pour contrer la pandémie. Est-ce que le capitalisme peut devenir un outil de la transition écosociale ? Chez Écotopie, on ne le pense pas. D’un point de vue écologique, le capitalisme est un système insoutenable car il est incapable de penser la limite : déterminant essentiel du tournant que nos sociétés doivent prendre aujourd’hui.

F.V. L’émergence d’un capitalisme inclusif serait-il alors en route ?

E.D.B. Le capitalisme, comme nous le rappelle des auteurs comme Boltanski et Chiapello (1999) est un système amoral. Il vise la seule accumulation illimitée du capital sans se préoccuper de ceux et celles qu’il laisse sur le côté de la route, sans se soucier des dégâts sur nos écosystèmes. Et à côté du système économique en lui-même, si on regarde dans la direction des décisions politiques prises ces derniers mois, on est loin de constater des politiques inclusives. On a géré les enjeux sanitaires à coup de mises en concurrences de multinationales et de brevets, on a mis en compétition les secteurs pour leurs réouvertures, etc. On a encore pas mal de chemin à parcourir pour passer d’une organisation du vivre ensemble vécue comme une course aux privilèges vers une société du commun pensée autour de la notion de partage, de coconstruction et de solidarité.

F.V. Enfin et pour terminer, pourriez-vous citer une initiative qui vous a récemment réjouie ?

E.D.B. On a adoré, avec l’équipe d’Écotopie, découvrir les grainothèques que certaines bibliothèques en Fédération Wallonie-Bruxelles mettent en place sur différents territoires et qui sont valorisées sur le site de votre association. Ces initiatives alternatives qui s’appuient sur une bonne dose de créativité et mettent l’échange, le partage, la notion de développement durable et la mise en commun au cœur d’un service public est vraiment à encourager. Ces projets sont d’ailleurs multifacettes puisqu’à la fois, ils encouragent à aller dehors, à investir un potager, à s’informer sur les enjeux écologiques et à la fois, ils valorisent la transmission et la mise en commun.

Les coups de coeur artistiques d’Emeline De Bouver

  • Un film  : Miss Révolution de Philippa Lowthorpe (2019), sur la rencontre de différents mouvements sociaux : émancipation des personnes racisées et féminisme.
  • Un livre : Les Furtifs de Damasio (Gallimard). Un livre d’anticipation où l’auteur cherche les failles de notre système et nous questionne sur l’usage des mots et nos modes de fonctionnement.
  • Une artiste : Lisette Lombé qui propose des ateliers slam que nous avons pu tester lors d’un récent colloque organisé par Écotopie en décembre dernier. Elle mélange art, engagement et combats multiples (multiculturalité/écologie/épuisements). Elle nous emmène vers une décolonisation de l’écologie, chantier, ô combien important.
  • Une musique : Deux musiques sur le thème de la migration que le confinement nous a parfois fait oublier mais qui continue à être criant d’actualité : « La plage » d’Ivan Tirtiaux, « African Tour » de Francis Cabrel : deux chanteurs et poètes de grand talent qui savent si bien tisser des liens entre des réalités contrastées.