Avec Ariane Herman, responsable de la librairie TULITU

Publié le 9 janvier 2023, par Sylvie Hendrickx


Littérature québécoise et féministe

C’est en pleine préparation de son déplacement pour le Salon du livre de Montréal que nous rencontrons Ariane Herman dans le quartier Sainte-Catherine à Bruxelles où est installée sa librairie, TULITU. Depuis 2015, elle y développe un projet engagé et spécifique au travers de son fonds doublement spécialisé, dédié d’une part à la littérature québécoise et, d’autre part, aux livres LGBTQIA++ et féministes. Militante et solaire, elle nous partage ses objectifs d’ouverture à la diversité des littératures francophones et de défense des voix minoritaires dans une optique de dialogue et de bibliodiversité.

S.H. Créée en 2015, votre librairie est spécialisée en littérature québécoise. Quels sont les éléments qui vous séduisent dans cette littérature ?

A.H. Le Québec est une province très étendue et fondamentalement multiculturelle, sa littérature se révèle donc particulièrement foisonnante en termes de diversités et d’échanges de cultures. De plus, sa position francophone au cœur d’un état majoritairement anglophone rend cette province du Canada très attentive aux enjeux de survie linguistique. Pour cette raison, sa littérature se démarque sans conteste par une importante et réjouissante vitalité dans l’usage de la langue !

S.H. Le nom de votre librairie est d’ailleurs un clin d’œil à cette riche expressivité du phrasé québécois !

A.H. En effet, en français du Québec, le « tu » peut être utilisé à la fois comme pronom personnel mais aussi comme particule ajoutée pour marquer une interrogation dans un contexte familier : « tu viens-tu ? », « ça se peut-tu ? ». Suivant cette logique, l’interrogation « lis-tu ? » peut être renforcée en « tu lis-tu ? ». Bien sûr, si vous allez au Québec, il est vraisemblable que personne ne vous posera la question sous cette forme mais c’est une boutade, un clin d’œil, pour ceux qui connaissent cette particularité linguistique.

S.H. D’où vient votre affinité avec cette culture ?

A.H. J’ai la chance de me rendre régulièrement au Québec et de côtoyer cette littérature depuis une vingtaine d’années grâce à ma famille qui y travaille dans le milieu du livre. Mon frère, Gilles Herman, y dirige en effet les éditions du Septentrion, spécialisées en Histoire de l’Amérique du Nord. Aussi, cette orientation a été pour moi une évidence lorsque j’ai cofondé TULITU avec Dominique Janelle, une libraire montréalaise rencontrée à la Foire du livre de Bruxelles en 2009 et devenue une amie.

S.H. Au-delà de son large rayon consacré à cette littérature, votre librairie se veut également un lieu d’échanges culturels autour du livre québécois.

A.H. En effet, nous organisons de nombreuses rencontres d’auteur.e.s. Nous avons ainsi reçu dernièrement Juliana Léveillé-Trudel à l’occasion de la parution de son deuxième roman On a tout l’automne (Peuplade, 2022) ou encore Ariane Lessard pour son roman Ecoles pour les filles (La Ville Brûle, 2022). Nous avons également organisé des résidences destinées aux libraires québécois qui, le temps d’un court séjour, proposent des animations à la librairie ou conseillent les clients en véritables ambassadeurs de leur littérature ! Ces échanges sont très dynamisants et nous constatons un réel engouement pour cette littérature, avec des clients qui viennent parfois de loin pour ces rencontres.

S.H. Avez-vous des coups de cœur parmi les maisons d’édition québécoises à conseiller à ceux qui voudraient découvrir cette littérature ?

A.H. Le choix est difficile mais, dans le domaine des romans, je conseillerais trois incontournables dont nous aimons toujours le catalogue et dont nous ne sommes jamais déçues ! Il s’agit de La Peuplade, Le Quartanier et Mémoire d’encrier. En poésie, L’Oie de Cravan est une maison d’édition qui vaut la peine d’être découverte et n’a pas peur de sortir des sentiers battus. Pour la jeunesse, bien sûr, il y a les éditions Les 400 coups et La Pastèque. Et pour les essais engagés, j’oriente vers Lux éditions et Ecosociété.

S.H. Mettre en avant cette riche production éditoriale a dû vous paraitre indispensable sur un marché du livre qui en Fédération Wallonie-Bruxelles reste essentiellement tourné vers la production éditoriale française ?

A.H. Tout à fait ! Cette ouverture vers le livre québécois constitue d’ailleurs le point de départ qui m’a fait prendre conscience qu’il est nécessaire de s’ouvrir à la littérature francophone dans son ensemble. Nous proposons donc également de la littérature belge, de la littérature africaine, du Maghreb,… Ces rayons sont mis en évidence, bien avant le rayon de littérature française de France qui, à nos yeux, a moins besoin d’être défendu.

S.H. Dans cette optique, participez-vous à la campagne « Lisez-vous le belge ? » organisée par le PILEn au mois de novembre et qui vise précisément à faire découvrir la diversité de notre littérature ?

A.H. Bien évidemment, nous tenons à nous inscrire dans cette campagne en mettant en avant chaque jour, via les réseaux sociaux, un livre qui nous a particulièrement marquées ou émues. En matière d’édition belge, je suis particulièrement attentive aux romans publiés chez Esperluète, toujours sensibles et d’une haute qualité d’écriture, ainsi qu’aux bandes dessinées du Fremok dont je trouve le travail extraordinaire ! Par ailleurs, cette année, en raison de l’actualité, notre série de coups de cœur belges a débuté par le roman Dibbouks d’Irène Kaufer, militante féministe et syndicale qui nous a quittés le 5 novembre dernier.

S.H. Précisément, l’engagement militant constitue, lui aussi, une orientation essentielle de votre librairie qui est également spécialisée dans les livres LGBTQIA++ et féministes.

A.H. En effet, j’ai toujours été militante dans ma vie personnelle et il était inconcevable pour moi de ne pas m’interroger sur les valeurs que je souhaite défendre au cœur même de mon travail. Au rez-de-chaussée, vous trouverez les rayons consacrés aux livres LGBTQIA++ et féministes : romans, essais, albums jeunesse,… Et sur la mezzanine, le rayon qui rassemble les autres essais se veut tout aussi engagé sur le plan politique cette fois, avec des ouvrages anticapitalistes, des livres sur les questions décoloniales ou encore sur l’urgence climatique...

S.H. Le 12 novembre dernier à la Tour à plomb de Bruxelles se déroulait le Festival Féministe toi-même ! auquel votre librairie participe chaque année. Une 9e édition dont on peut particulièrement se réjouir…

A.H. En effet, cette édition du Festival a connu un succès incroyable et témoigne de l’intérêt croissant pour ces thématiques notamment auprès des jeunes ! Portée par toute une série d’associations féministes, cette journée propose de très nombreux ateliers qui vont de l’auto-défense à l’art de la riposte verbale, en passant par l’écriture de contes, des ciné-débats,… Dans ce cadre, notre librairie propose une sélection d’ouvrages et organise une rencontre littéraire. Cette année, c’est l’essayiste française Lauren Bastide que nous avons reçue à l’occasion de la parution de son nouveau livre Futur.es Comment le féminisme peut sauver le monde (Allary Editions, 2022).

S.H. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la production éditoriale qui semble accorder une place croissante aux voix féministes ?

A.H. C’est évidemment une très réjouissante évolution ! Celle-ci tient d’une part au fait que de nombreuses maisons d’édition généralistes ont créé des collections féministes spécifiques dans le but, sans aucun doute, de répondre à un intérêt réel de la part du lectorat. C’est le cas, par exemple, de l’intéressante collection « Les insolentes » chez Hachette, ou encore de la collection féministe de chez Points qui publie les titres incontournables au format poche. Et puis d’autre part, il y a surtout la création ces dernières années de toute une série de nouvelles maisons d’édition féministes. Je citerai, par exemple, le travail remarquable des éditions françaises Hystériques et Associées, des éditions franco-belges Les Daronnes ou encore des éditions Blast.

S.H. Les bibliothèques publiques sont, elles aussi, de plus en plus attentives à se positionner de manière inclusive avec, ces dernières années, des formations portant sur l’accueil des publics LGBTQIA++ en bibliothèques et le développement de fonds spécifiques. Vous arrive-t-il de collaborer avec des bibliothèques dans ce cadre ?

A.H. En effet, les bibliothèques qui viennent nous voir le font essentiellement pour ces thématiques, ce qui est source d’échanges enthousiasmants avec différentes bibliothèques bruxelloises. Cela a été le cas, par exemple, avec la bibliothèque de Saint-Josse-Ten-Noode dans le cadre du développement de son fonds « Bibliothèque en tous genres » qui a été pionnier en la matière.

S.H. Depuis 2019, vous avez rejoint l’association de libraires indépendants Initiales. Qu’est-ce que cela implique concrètement pour votre librairie ?

A.H. Comme dans tous les métiers, les réseaux sont essentiels car on a toujours à apprendre des autres. Celui-ci se compose de quarante-sept librairies françaises et quatre librairies belges. En plus de nous réunir annuellement dans l’une des librairies de l’association, nous éditons périodiquement à destination de nos clients le magazine Initiales dans lequel chaque libraire réalise de petites chroniques et recensions d’ouvrages. Nous décernons également chaque année le Prix Mémorable qui salue soit la réédition d’un ouvrage épuisé soit l’œuvre d’un auteur étranger qui n’avait jamais été édité en français. Cette année, c’est le roman Tea Rooms, femmes ouvrières de Luisa Carnès, paru aux éditions La Contre-allée, qui a été primé. Cette démarche originale, récompensant une œuvre sortie de l’ombre, met en avant la vocation de la librairie telle que nous la défendons, lieu de culture et de diversité éditoriale.

Les coups de cœur artistiques d’Ariane Herman

---------------------------------------------

Librairie TULITU
Rue de Flandre, 55
1000 BRUXELLES

www.tulitu.eu