Le regard de Corinne Marquet, bibliothécaire à la retraite dans la commune de Hamoir

Rencontre en confinement, avril 2020

Publié le 13 juillet 2020, par Françoise Vanesse


Le secteur de la culture, entre autres, a été particulièrement impacté par cette crise sanitaire et la période de confinement. Des bibliothécaires, auteurs et acteurs culturels ont très aimablement répondu à notre invitation et ont accepté de s’exprimer sur cet événement. Quels regards portent-ils sur cet épisode inédit ainsi que sur les dysfonctionnements sociétaux que cette crise a instaurés ou a mis en lumière ? Quelle est leur utopie pour une société résiliente « post-Covid-19 » ?

F.V. Les bibliothèques publiques, contraintes à la fermeture suite à cette crise, vivent un moment inédit dans leur parcours. En tant que bibliothécaire retraitée depuis trois ans, auriez-vous imaginé qu’un tel événement puisse se produire un jour ? Comment l’avez-vous ressenti ?

C.M. Non, jamais je n’aurai imaginé cela : fermer les bibliothèques comme les magasins qui vendent ce qui n’est pas absolument nécessaire, c’est mettre les livres et les gadgets dans le même panier. Cette situation paraît surréaliste et digne d’un roman ! Pour le ressenti personnel : en tant que retraitée et habitant dans un village à proximité de forêts et de cours d’eau, je n’ai pas vécu de manque, ni matériel, ni relationnel ni de nature. Et pour la lecture, j’ai cherché un livre essentiel qui accrocherait mon attention si dispersée par les nombreuses informations d’origines diverses concernant la crise actuelle. Un livre en particulier attendait sûrement le bon moment pour être lu. Ce fut Le temps où nous chantions de Richard Powers (Le cherche midi, 2007) qui m’a happée immédiatement. Malgré un vocabulaire très précis et parfois hermétique concernant l’art musical, je n’ai rien passé dans ce roman d’une richesse incroyable sur l’Amérique contemporaine, le racisme et la recherche d’identité à travers le destin d’une famille “mixte” que la musique et spécialement le chant lyrique rassemble dans la tempête des évènements. Et ce sont les membres de cette famille que j’ai fréquentée chaque jour qui m’ont accompagnée durant une bonne partie du confinement. Ceci dit, j’ai rencontré quelques lectrices du village un peu en manque de livres à cause de la fermeture de la bibliothèque (manque partiellement rencontré par la mise en place devant la bibliothèque d’une boîte à livres avec des enveloppes toutes prêtes).

F.V. Pensez-vous que ces fermetures puissent impacter davantage les publics empêchés et éloignés de la lecture et, par ce fait, exacerber la fracture numérique et de façon plus large le caractère inégalitaire de nos sociétés ?

C.M. Je ne crois pas que la fermeture des bibliothèques impacte encore plus les publics empêchés ; les publics empêchés le resteront encore, bien malheureusement, malgré les efforts faits en matière d’animations et de scolarité. J’ai l’impression que la situation inégalitaire générale n’évolue pas beaucoup, qu’elle s’aggrave même malgré les manifestations, les pétitions de tous ordres pour réclamer plus d’égalité (salariale, des femmes, dans la scolarité, face à la situation climatique et environnementale...). La crise actuelle révèle, comme d’autres, les inégalités nombreuses de nos sociétés occidentales ; à ce sujet, j’entends surtout les philosophes, les sociologues, les historiens et autres penseurs, ainsi que les professionnels du terrain réclamer une société plus juste mais sont-ils entendus ? Pas plus que les principaux intéressés qui manifestent dans la rue, semble-t-il.

F.V. Certaines statistiques confirment que l’achat de liseuses et de tablettes explose ainsi que les livres audio. La FWB a, quant à elle, augmenté son offre sur Lirtuel. Pensez-vous que cette crise pourrait déboucher sur une approche encore davantage dématérialisée de la lecture ?

C.M.  A l’échelle de la FWB, je suppose qu’il y aura une augmentation des prêts sur Lirtuel. A celle d’une commune comme Hamoir, village semi-rural, je n’y crois pas trop ; il y a encore très très peu de lecteurs de la bibliothèque qui passent par cette plate-forme. Cela tient aussi au fait que ses usagers sont beaucoup des retraités habitués au livre et sans doute pas au top en ce qui concerne le numérique. Personnellement, je crois que le livre papier va encore vivre très longtemps et qu’il n’est pas menacé par le numérique. Ils peuvent d’ailleurs co-exister, pour des usages différents. Un petit sondage auprès d’un professeur de secondaire donne une réponse indicative : les jeunes ne lisent pas sur un support numérique (mais peut-être qu’ils ne lisent pas beaucoup non plus).

F.V. Certains voient dans cette crise un juste retour aux valeurs essentielles que ce soit au niveau de la sécurité des citoyens et de certains droits dorénavant égaux pour tous. Que pensez-vous de cette affirmation ?

C.M. En gros, oui, on retrouve des valeurs essentielles comme la solidarité, l’entraide ; il y a beaucoup d’initiatives citoyennes spontanées essentielles. Je crois même que beaucoup voudraient faire plus mais ne savent pas comment s’y prendre ou bien sont en incapacité de le faire. Pour les droits à plus d’égalité, j’entends parfois des promesses dans la bouche des politiques : toutes les personnes qui ont vu leur rôle social passer au premier plan devraient être mieux rémunérés, considérés. J’espère qu’ils vont se mettre à la tâche pour que ça change véritablement. Mais j’ai quelques doutes : je ne suis pas sûre que les politiques vont passer à l’acte. L’égalité, c’est inscrit dans les textes fondamentaux de nos démocraties mais de la parole ou de l’écrit aux actes, il y a un obstacle : l’économie et ses dérives ultra ou néo-libérales.

F.V. L’épisode névralgique que nous vivons témoigne de l’importance vitale de dispenser une information critique sur certaines dérives d’une société en dysfonctionnement d’un point de vue économique et environnemental. S’agit-il, à votre avis, d’un thème qui devrait être prioritaire pour les bibliothèques publiques ? Quels sont les auteurs qui vous viennent en tête pour aborder ces différentes questions ?

C.M.  Je ne dirais pas prioritaire, mais aussi important que les autres. Et pour que cela soit possible et utile à tous, il faut qu’elles travaillent en réseau avec les associations citoyennes de protection de la nature, les mouvements citoyens divers, les PCS (plan de cohésion sociale)… Quant aux auteurs, je pourrais citer certains très connus comme Pierre Rabbi, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, Cyril Dion, Naomi Klein, Thomas Piketty (dans le domaine de l’économie).

F.V. Le « local » que ce soit au niveau de la consommation, des déplacements et de la façon d’organiser un travail plus flexible, sortira-t il, à votre avis, gagnant de cette crise ?

C.M. Oui, je pense que le local va continuer sa progression, déjà entamée depuis quelques temps dans le domaine de la nourriture en tout cas. Dans ma commune, ça commence à bouger, sans doute un peu en retard par rapport à d’autres où des citoyens ont créé des groupes d’achats en commun (GAC), des réseaux de distribution il y a déjà longtemps, par exemple. Je connais de plus en plus de personnes qui se fournissent en partie dans des commerces alternatifs aux grandes surfaces. Le problème, c’est que de nouveau, ce sont les personnes fragilisées, précarisées qui sont obligées de toujours se procurer la nourriture (et le reste) où c’est le moins cher possible, quitte à acheter de la “malbouffe”.

F.V. Quelle serait votre utopie pour une société « post covid19 » ?

C.M.  Les inégalités sociales, culturelles, sanitaires et environnementales sont intimement liées. Mon utopie c’est de croire encore qu’il est possible de les réduire en investissant massivement dans l’éducation et spécialement dans l’aide à la petite enfance où les inégalités s’installent, dans la prévention également. Tout le monde ne doit pas devenir un intellectuel mais chacun a droit aux outils qui lui permettront de choisir en toute autonomie ce qu’il veut faire de sa vie et sa façon de participer à la société. Une autre utopie, politique cette fois, serait de créer des assemblées citoyennes par tirage au sort pour donner la parole à toutes les couches de la population ; ce n’est pas qu’une utopie, en communauté germanophone de Belgique, une telle assemblée existe déjà.

F.V. Au cœur de toutes vos lectures, passées et plus récentes, quelles sont les évocations littéraires que vous avez envie de mettre en lien avec cette crise sanitaire ?

C.M. Des histoires de survie, principalement, ou de retour aux valeurs principales... Le mur invisible, de Marlen HAUSHOFER, Dans la forêt, de Jean HEGLAND, Malevil, de Robert MERLE, L’année du lion de Deon MEYER, La petite fille qui aimait Tom Gordon de Stephen KING et beaucoup de livres sur les camps de concentration nazis, pour lesquels le terme de survie n’était pas un vain mot.