Avec Manza, rappeur et slameur

Publié le 16 mars 2015, par Sylvie Hendrickx


Cœur et rimes
Rappeur, slameur… poète aussi ! Depuis vingt ans, l’artiste belge Manza décline son riche parcours musical et artistique sur tous les tons et toutes les rimes. Pionnier des arts urbains dès leur apparition dans la ville de Bruxelles, il a depuis foulé de nombreuses scènes rap et slam à travers le pays mais aime également multiplier les ponts vers d’autres univers artistiques comme la poésie. De son sourire franc, il avoue prendre plaisir à déjouer les étiquettes, décloisonner les arts, les publics et combattre les clichés faciles. Cette richesse humaine tout en nuances explorée dans son parcours et son écriture, l’artiste entend également la questionner avec les jeunes au travers de son métier d’éducateur et des nombreux ateliers slam qu’il anime.

S.H. En tant qu’artiste, vous vous définissez à la fois comme rappeur et slameur. Ces deux formes d’expression appartiennent-elles à la même mouvance artistique ?

M. Non, pas du tout. Même si beaucoup de gens ont tendance à le penser. Il s’agit, en réalité, de deux univers tout à fait distincts qui ont fait leur apparition chez nous à des époques différentes. En ce qui me concerne, j’ai fait partie de la première vague « rap » en Belgique à la fin des années 1980. Pendant vingt ans, c’est donc exclusivement dans cet univers musical que j’ai évolué par le biais d’enregistrements d’albums, de concerts et de tournées. Le slam quant à lui est arrivé en Belgique et dans ma vie bien plus tard, vers la fin des années 90. Comme beaucoup de rappeurs à cette époque, j’ai rapidement commencé à participer à des « sessions slam » et me suis rallié à cette forme d’expression qui, avec ses spécificités, met elle aussi en avant l’amour des mots et leur sonorité.

S.H. Quelle est selon vous la différence essentielle entre ces deux univers artistiques ?

M.  Dans le rap, le texte se trouve toujours entouré d’une série d’artifices qu’il s’agisse du support musical mais aussi parfois de danseurs ou d’effets visuels. Par contre, dans le slam, le texte est mis à nu, dépouillé et ce qui prime c’est l’art de la déclamation. Le slameur est seul avec son texte, sa voix, son corps. Cette forme d’expression demande par conséquent davantage d’authenticité et d’humilité. Mais aussi de bienveillance puisqu’au sein des sessions slam, n’importe qui peut monter sur scène et prendre la parole. Cela confère à la scène slam une richesse incroyable, de langue comme de culture. Elle rassemble en effet des gens d’horizons très différents qui ont en commun le goût des textes déclamés : des poètes, des conteurs, des gens du théâtre, mais aussi des enseignants, des éducateurs… Sur le plan personnel, cette diversité m’a permis d’ouvrir considérablement mes horizons de rappeur en confrontant mes performances scéniques à d’autres savoir-faire en matière de déclamation textuelle.

S.H. Depuis que vous avez découvert cette forme d’expression, vous animez régulièrement des ateliers slam…

M. En effet, depuis plus de quinze ans, j’anime de très nombreux ateliers slam que ce soit dans le cadre de mon métier d’éducateur social pour la ville de Bruxelles mais aussi très souvent en tant qu’artiste invité dans des bibliothèques, des écoles, des centres de jeunes, des cours d’alphabétisation ou des écoles de devoir… Quel que soit le public, jeune comme adulte, je suis convaincu que l’artistique crée de l’espoir. Il est donc primordial pour moi qu’il soit mis au service du social.

S.H. Quel intérêt particulier le slam présente-t-il pour aborder l’écriture avec ces différents publics ?

M. Le slam offre une grande liberté technique dans l’écriture, ce qui permet à un public, même en rupture, de se réconcilier assez facilement avec le goût des mots et l’expression de soi. Au travers de textes personnels, les jeunes peuvent ainsi s’exprimer sans être jugés par un contexte scolaire, se réapproprier la parole et même mélanger les langues. De plus, la dimension scénique du slam a, elle aussi, toute son importance. Le fait de monter sur scène devant les autres, d’être écouté, permet aux slameurs de se sentir considérés et valorisés. Et lorsqu’un participant de l’atelier n’a pas envie d’écrire, je l’encourage justement à exprimer son ressenti par rapport à l’exercice proposé. Généralement, cette approche est tout simplement magique ! Le jeune écrit rapidement quelques lignes et quand il monte sur scène, il partage souvent un texte fort, nourri, original. C’est sa sincérité qui parle et qui crée cet effet.

S.H. Organisez-vous également des ateliers rap ?

M. Oui, mais ceux-ci nécessitent un travail à plus long terme, entre six mois et un an, car il faut travailler tout l’aspect musical et rythmique en plus des textes. J’aime également ces projets au long cours avec un aboutissement qui valorise le travail et procure à chacun de la satisfaction. Il peut s’agir d’un spectacle scolaire ou de l’enregistrement d’un cd par exemple. L’année passée, j’ai mené un projet sur toute l’année avec une association d’écoles de devoir de Molenbeek et les jeunes ont produit de si bons morceaux que je les ai invités à faire la première partie d’un de mes concerts. Une très belle expérience pour tout le monde !

S.H. Vous arrive-t-il de vous rendre en bibliothèque ?

M. J’aime effectivement me rendre dans les bibliothèques à titre personnel et je suis convaincu qu’on reste affectivement très attaché à celles qu’on a fréquentées et qui sont liées à différentes étapes de sa vie. Je m’y rends également à la demande des bibliothécaires pour animer des ateliers slams ou représenter l’association Lezarts Urbains. Depuis 2014, je donne également à destination des bibliothécaires une initiation à l’animation d’ateliers slam dans le cadre d’une formation annuelle à la Maison de la Poésie et de la Langue française de Namur.

S.H. Lezarts Urbains, de quoi s’agit-il ?

M. Il s’agit d’une association reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles et située à Saint-Gilles. Elle organise toutes sortes d’évènements liés à la culture urbaine et aide des artistes à monter leur projet ou à les promouvoir via son site internet. Cette association possède également un large panel de documentation sur la culture urbaine qui peut être proposé sous forme de mallette pédagogique aux écoles ou aux bibliothèques désireuses de présenter une rétrospective du mouvement rap et du slam qui intéressent très souvent les jeunes.

S.H. Et votre propre écriture rap et slam, à quelles sources s’alimente-t-elle ?

M. A la vie, tout simplement… avec ses imprévus, l’actualité, ses aléas, mais aussi des lectures, des films ou des pièces de théâtre que j’ai l’occasion de découvrir. Je sonde constamment ce que je ressens et ce qui me touche, même dans des événements très quotidiens. Ensuite, le travail d’écriture en lui-même est très important. Il faut choisir la direction artistique, la technique que l’on a envie de mettre en avant et chercher à se renouveler sans cesse tout en restant en accord avec soi-même. J’aime par exemple que mes albums représentent toutes mes atmosphères, toutes mes nuances d’être humain multiple : à travers les différents titres, je choisis souvent de faire alterner le Manza qui fait rire avec celui qui émeut ou celui qui s’indigne !

S.H. L’actualité récente et l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris ont déclenché une série de débats sur la liberté d’expression et ses limites éventuelles. Comment vous situez-vous en tant qu’artiste par rapport à cette question ?

M. Je ne suis ni pour la censure à tout va, ni pour la non-censure. Il y a une liberté d’expression qui, pour moi, même dans la dénonciation, dans la revendication, ou les coups de colère, doit être réfléchie et constructive. Il en va de la responsabilité de celui qui écrit. Il faut être capable de dire les choses, même les plus dures, sans blesser, en étant toujours attentif à anticiper son public et en assumant ensuite jusqu’au bout ce qu’on a écrit. C’est un sens de la nuance à acquérir, un équilibre à trouver sans pour autant se dénaturer, ni se priver de dire les choses qui doivent être dites. C’est le travail du slameur comme de tout artiste. Contrairement à ce que certains clichés semblent dire, le rap et le slam sont là aussi pour ouvrir les débats, pour pousser à la réflexion, pour apporter des nuances et du partage. C’est aussi un apprentissage pour les jeunes au sein des ateliers d’écriture.

S.H. Ces événements de Paris ont-t-ils eu des répercussions sur votre travail d’éducateur et d’animateur d’ateliers d’écriture ?

M. J’ai déjà mené de nombreux ateliers d’écriture dans les écoles et diverses associations depuis ces tragiques attentats. Ces évènements ont constitué d’emblée et naturellement une source d’inspiration importante pour les jeunes dans leur travail d’écriture et a été à la base de nombreux échanges. Mon travail d’animateur d’atelier d’écriture comme d’éducateur est de saisir chacune de ces occasions de dialogue pour réfléchir avec les jeunes, casser les nombreux clichés que nous pouvons avoir les uns sur les autres et surtout apprendre qu’il est bénéfique de pouvoir rire de nous-mêmes. En cela, j’entends dépasser le « Je suis Charlie » pour atteindre tout simplement le « Nous sommes », avec toutes nos différences mais notre capacité commune d’être humain à penser et à débattre avec nuances loin de tout obscurantisme et de tout amalgame facile. Car l’horreur n’a pas de couleurs ni de frontières.

S.H. En plus de vous exprimer à travers le rap et le slam, vous êtes l’auteur de plusieurs livres…

M. Bien que j’écrive énormément de textes, je ne me suis jamais considéré comme un écrivain. Ce sont surtout des amis et le hasard des rencontres qui m’ont incité à partager mes écrits à travers des livres, et plus uniquement via des albums et des concerts. En 2000, j’ai ainsi publié Pensées en vrac, une sorte de long rap. Et en 2013 est paru Lis tes ratures, un recueil de citations qui peuvent par ailleurs servir d’amorces pour des ateliers d’écriture. Pour ce livre, j’ai rassemblé et retravaillé en chapitres des pensées que je publiais quotidiennement sur Facebook et qui commençaient à être attendues par mes contacts. Ce livre m’est particulièrement cher. Il est préfacé par Geert van Istendael, un des plus grands poètes flamands ! Une très belle reconnaissance pour le petit rappeur-slameur que je suis...

S.H. Tout comme Geert Van Istendael, vous avez fait partie du Collectif des poètes de la ville de Bruxelles…

M. En effet ! Au moment de la mise en place de ce collectif, l’auteur David Van Reybrouck est venu vers moi car il souhaitait que la dimension multiculturelle et multilingue de la ville de Bruxelles y soit représentée. Il m’a donc proposé d’être le premier membre du collectif issu des arts urbains. J’ai été très touché que ce grand poète considère les arts urbains comme faisant partie intégrante de la culture bruxelloise !

S.H. Que retenez-vous de cette expérience ?

M. Grâce à ce collectif, j’ai pu rencontrer de nombreux poètes et monter des projets avec eux. Nous avons par exemple coécrit La constitution européenne en vers, un texte multilingue d’une grande musicalité que nous avons déclamé dans les festivals de différents pays. Le collectif rassemble six ou sept poètes pour des mandats de quatre ans, ce qui permet d’éviter toute sclérose. On n’a cependant pas l’impression de quitter définitivement le collectif car les projets que l’on a mis sur pied pendant son mandat ne cessent pas et l’on continue d’être appelé pour la promotion de ces activités, pour écrire d’autres textes... Tout cela est très vivant.

S.H. Le slam serait donc une forme de poésie à part entière ?

M.  Tout comme la poésie, le slam est une réappropriation de la parole.
Le slameur va prendre un bic et une feuille pour y projeter ses émotions, avec ce qui lui est propre bien sûr mais aussi avec tout une série d’outils du langage et de matériaux poétiques : la rime, les jeux de mots, de sons, les images, les métaphores… C’est avec tout cela que le slameur va pouvoir insuffler une énergie, une dynamique mais aussi une musicalité à son texte, de façon à capter et à toucher son auditoire. Cette discipline, dont le nom même signifie « faire claquer les mots », s’apparente donc à une poésie très libre, sans code mais pas sans exigence.

S.H. Quels sont vos projets ?

M. Je vis actuellement la tournée de mon dernier album de rap, « Homme de l’être », paru fin 2014. Et je continuerai ensuite à évoluer à travers l’écriture, des concerts, des sessions slam, des ateliers, au gré des rencontres et des sollicitations, car ce sont elles qui m’ont donné envie jusqu’à présent de continuer à avancer dans toutes ces directions.

Propos recueillis par Sylvie Hendrickx

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Les coups de cœur artistiques de Manza

• Un film ?

C’est arrivé près de chez vous de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde
« Ce film m’a fait l’effet d’une grosse claque tant par son originalité visuelle, que par la folie très belge qui en ressort. Benoît Poelvoorde s’est véritablement révélé dans ce film pourtant réalisé à petit budget et sans grosses attentes. »

• Un livre ?

Boumkoeur de Rachid Djaïdani, Seuil, 2005
« La superbe aventure de Yazid avec ses joies et ses galères de tous les jours mais aussi ses aspirations, ses rêves... J’ai eu la chance de rencontrer l’auteur, Rachid Djaïdani, lors d’une présentation commune de nos ouvrages dans une librairie et nous sommes devenus amis. J’ai été touché par sa plume très proche de l’écriture rap et par la personnalité profonde et engagée de ce réalisateur, acteur et écrivain très renommé en France. »

• Une musique ?

Authentik du groupe NTM
« Un des albums de rap qui, à sa sortie en 1990, m’a donné l’envie vitale de monter moi aussi sur scène et d’écrire mes textes. J’ai pu les voir en concert et les suivre depuis plus de vingt ans et l’énergie scénique qu’ils mettent en place m’a toujours touché. Ils restent un de mes groupes phares. »

• Une peinture ?

« Sozyone est un « graffiti artiste » parmi les pionniers dans ce domaine avec la création du groupe de tagueurs RAB dans les années 80. Depuis, il est devenu un artiste reconnu qui expose dans le monde entier et a conceptualisé son art. Sa touche unique dans la manière de peindre à la bombe aérosol fait référence pour toute une génération et ses oeuvres sur murs comme sur toiles sont d’une dextérité et d’un univers digne d’un Picasso moderne... hors du temps à mes yeux. »