Laurence Housiaux des éditions Luc Pire : Changement et continuité

Publié le 11 juillet 2012, par Sylvie Hendrickx


Avec un catalogue d’une riche diversité ancrée dans une production belge, les éditions Luc Pire font figure de maison à la personnalité forte - autant que tenace - au sein du paysage éditorial de notre pays. Dernièrement, le parcours de cette maison a pris un nouveau tournant suite au retrait du fondateur de la société et l’arrivée à la tête des éditions de Laurence Housiaux qui y assure, depuis plus d’un an, la fonction de directrice. Dans ses locaux situés au cœur de Liège, nous avons rencontré cette spécialiste du livre et de la communication qui, discrète et volontaire, se sent prête aujourd’hui à prendre le relais, à poursuivre l’aventure mais aussi à tenter de garder le cap en déployant de nouveaux projets et ce, malgré un contexte actuel difficile pour le monde de l’édition.

S.H. : Depuis quelques mois, vous êtes devenue pleinement éditrice responsable des éditions Luc Pire. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie, ou la folie pourraient penser certains, de reprendre cette maison d’édition ?

L.H. : Lorsqu’il a fallu prendre cette décision, nous avions déjà pratiquement tous nos projets pour 2012 et certains pour 2013. Nous formions par ailleurs une très bonne équipe et nous avions un petit goût de trop peu, l’envie de continuer… Bien sûr, la situation économique actuelle n’est pas ce qu’il y a de mieux pour l’édition et mille raisons auraient pu faire que l’on ne poursuive pas, mais autant mes collègues que moi-même, nous ne souhaitions pas arrêter tout le chantier entamé ni abandonner nos collaborations avec les auteurs. De plus, le noyau de la maison d’édition est peut-être peu important en nombre de personnes mais il faut savoir que, d’une façon plus large, on touche aussi plusieurs lecteurs qui travaillent pour nous, une attachée de presse, l’imprimeur, Interforum, les libraires… finalement la chaîne est considérable et cela fait quelques dizaines de personnes touchées par cette société. Cela compte aussi.

S.H. : Considérez-vous la décision de poursuivre les éditions comme un défi ?

L.H. : Non, pas du tout : si les éditions marchent bien tant mieux, mais si ce n’est pas le cas, au moins aura-t-on essayé ! Au vu de toutes les mutations que connaît le monde du livre actuellement, il est clair que le travail fourni ne pourrait être tenu pour seul responsable en cas d’échec. Par ailleurs, je ne parlerai pas non plus de réelle « folie » ! Il s’agit avant tout de continuer une maison d’édition qui fonctionne. Luc Pire et moi avons chacun notre personnalité mais les choses se sont très bien passées entre nous lors de la reprise des éditions. Il souhaitait faire autre chose mais n’avait certainement pas envie que la maison d’édition s’écroule.

S.H. : Cette maison fondée par Luc Pire lui est très fortement associée puisqu’elle porte son nom. Est-il parfois difficile de vous situer par rapport à cette dénomination ?

L.H. : Il est assez surprenant qu’il n’y ait qu’à moi que l’on pose cette question ! En France, certaines maisons d’édition portant le même nom depuis leurs débuts ont également été reprises par d’autres personnes. Le cas ne s’était simplement pas encore présenté en Belgique ! Ceci dit, nous sommes bien d’accord, un nom ne vit pas ad vitam aeternam et on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve. Mais en changer impliquerait des modifications pour tout le réseau des librairies, pour la clientèle… et à ce jour la notoriété des éditions Luc Pire est très bonne au niveau du lectorat. Pourquoi dès lors changer notre nom ?

S.H. : L’entreprise Luc Pire, une activité et une production qui restent à taille humaine ?

L.H. : En effet, je pense qu’à l’époque actuelle pouvoir continuer une production qui conserve un équilibre est une chose primordiale. Pour cela, nous devons faire un nombre suffisant mais pas trop ambitieux de livres, autour de vingt-cinq titres par an. Le travail et la gageure consistent ensuite à tenter d’en multiplier les ventes dans toutes les directions et de mieux informer les différents acteurs de la chaîne du livre, dont les bibliothécaires. C’est surtout cette dimension du métier qui est difficile, il faut inventer continuellement de nouveaux systèmes de communication, de promotion et créer d’autres liens alors que le travail de base de production du livre reste le même. Notre choix d’avoir de nombreuses collections complique d’ailleurs encore un peu les choses mais avoir des ouvrages dans différentes gammes nous permet de toucher des publics très différents, ce qui est très riche. Personnellement, j’aimerais publier davantage de textes sur les grandes questions de société mais financièrement cette production à public plus restreint commence à devenir très difficile. Là aussi, nous devons trouver les moyens de produire malgré tout les titres qui nous semblent importants.

S.H. : Votre catalogue illustre le choix de promouvoir une production locale, belge…

L.H. Tout à fait. En Belgique francophone, nous avons tellement de concurrence française que notre idée est de chercher à développer des créneaux nouveaux mais également bien spécifiques à la Belgique. Ainsi, presque tous nos livres traitent de sujets « belges » et lorsqu’ils concernent des thèmes plus vastes, au niveau politique par exemple, l’auteur est souvent tout de même belge. Ce qui nous paraît intéressant alors, c’est d’avoir son point de vue particulier qui n’est pas neutre mais culturellement et géographiquement situé.

S.H. : On peut également décrire votre catalogue comme essentiellement tourné vers les beaux livres et le patrimoine, l’investigation historique, la politique, sans oublier l’humour… Les éditions ont cependant lancé, en octobre 2011, les petites collections de romans de gare : « Kiss and read » et « Kill and read ». Une volonté d’ouvrir, d’élargir votre catalogue à la fiction ?

L.H. : Oui. Il y avait jusque-là assez peu de fiction dans le catalogue, mis à part les ouvrages de Jean-Luc Fonck. On avait dans l’idée au départ d’y ajouter une vraie collection de polars. Puis petit à petit, en discutant avec différentes personnes et notamment notre partenaire pour cette collection, la SNCB holding, on s’est plutôt orienté vers des « romans de gare » de qualité qui sont en réalité de très grandes nouvelles de 144 pages, vendues à un prix démocratique. Bien sûr, ces romans ne sont pas à lire exclusivement dans le train mais leur intrigue se base sur des lieux qui existent en Belgique de manière à ce que les lecteurs belges s’y retrouvent. Nous pensons en effet qu’il est assez agréable de passer, en lecture, devant la librairie ou le café d’une ville que l’on connait même si parfois leurs noms ont été quelque peu modifiés. C’est, par ailleurs, une collection qui se compose uniquement d’inédits écrits par des auteurs belges contemporains. Ceux-ci se montrent intéressés par notre concept et le léger cahier de charge à remplir. C’est très encourageant ! Comme vous le savez, les auteurs belges de romans qui se vendent bien sont souvent édités par des maisons d’édition françaises, l’idée de notre collection est de leur permettre un « one shot » dans une collection belge. C’est une collection à laquelle je tiens beaucoup et nous désirons lui laisser le temps de s’installer. Nous en annonçons pour cela quatre nouveaux titres en 2012.

S.H. : Vos ouvrages sont disponibles en librairie mais également en version numérique. Luc Pire était un éditeur confiant en cette voie… Partagez-vous cette foi dans le numérique ?

L.H. : Oui, les éditions Luc Pire croient au numérique : nous nous trouvons à la croisée des chemins et une réelle révolution se fait. En 2011, nous avons produit tous nos livres en version numérique à l’exception des beaux livres illustrés. Cependant, cela se vend très peu car nous n’avons pas de canal de diffusion. Pour le moment, nous passons par Amazon mais que représente-t-on sur Amazon avec nos vingt livres ? Il faudrait réaliser un important travail de communication mais nous sommes déjà tellement occupés par les livres papier : faut-il y consacrer beaucoup d’énergie tant que les ventes numériques restent anecdotiques ? La vraie question est là : comment étaler dans le temps les choix que nous posons ? Les gens n’achètent pas encore du livre numérique mais ceux qui possèdent des tablettes ont bien souvent des abonnements presses : peut-on imaginer que, de la même façon, cela va devenir une habitude d’acheter des ouvrages numérisés ? Personne n’a encore la réponse. Je pense donc en définitive qu’il faut intégrer le numérique et même plus que l’intégrer, c’est-à-dire en faire… pour être prêt.

S.H. : Avant votre rencontre avec Luc Pire, votre parcours s’est déjà fortement construit autour du livre. Vous avez notamment été coordinatrice de l’opération « Je lis dans ma commune ». Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

L.H. : Personnellement j’ai adoré ! Avec cette opération, nous touchions tout de même plus de 70 000 personnes et plus de 200 communes, c’est gigantesque ! Tous les évènements culturels autour du livre et de la lecture sont importants mais celui-là me semble l’être d’autant plus qu’il part d’une bonne volonté et d’un travail incroyable au niveau local ! C’est cette proximité et cet ancrage qui sont intéressants. Cet évènement voit naître de nombreux partenariats improbables auparavant : entre bibliothécaires mais aussi parfois avec des libraires, des centres culturels, des CPAS, les apprenants de la lecture, les écoles… Cette mise en place de projets communs avec des passerelles correspond à ce que demande aujourd’hui le nouveau décret, mais cela fait douze ans que l’opération favorise cela ! Je pense également qu’on manque un peu à l’heure actuelle de choses qui comme cette opération soient, dans le domaine de la lecture, positives et avant tout festives. Sa gestion a été très bien reprise et j’espère qu’elle va continuer encore bien longtemps !

S.H. : Cette expérience a-t-elle construit le regard que l’éditrice que vous êtes porte aujourd’hui sur les bibliothèques ? Comment percevez-vous ce maillon de la chaine du livre ?

L.H. : Oui, forcément. Cette expérience passée me permet de percevoir aujourd’hui les bibliothécaires comme des partenaires incontournables. Je sais combien ils ont besoin d’être informés. C’est pour cela qu’à chaque nouvelle publication, nous leur envoyons une fiche-communication. Je ne veux pas dire bien sûr que tous nos livres doivent être achetés par les bibliothèques mais nous éditons beaucoup de livres de patrimoine et de livres historiques sur la Belgique qui peuvent très justement y trouver leur place.

S.H. : N’avez-vous jamais eu envie d’écrire ?

L.H. : Comme tous ceux qui aiment la lecture, j’ai commencé à écrire de petites choses en humanités et puis, après l’université, j’ai finalement arrêté de vouloir écrire. On se rend compte à un moment que ce n’est peut-être pas ce qu’on peut faire de mieux. Il faut aussi avoir conscience de ses capacités. Mais je reste dans l’écriture d’une certaine façon et franchement j’aime beaucoup mieux lire ! C’est très plaisant de passer d’un roman à un essai politique, de pouvoir lire des auteurs et des sujets différents tout le temps.

Les coups de cœur artistiques de Laurence Housiaux

°Une peinture ?
« J’aimerais évoquer l’œuvre de Pierre Courtois, un plasticien belge qui est à l’Académie Royale. Sa biographie de quarante ans de carrière paraît en juin dans une nouvelle collection « Traits d’union » que je souhaiterais mettre en valeur. On va essayer de faire deux livres par an sur l’art contemporain au pluriel (photographie, peinture, sculpture…) C’est quelque chose auquel je tiens beaucoup. »

° Un film ?
« Je viens d’aller voir l’exposition de Tim Burton à Paris et j’ai été surprise d’y trouver tous les âges ! Il y a tellement de choses dans son univers à la fois contemporain, moderne, poétique et bizarre ; et dans ses dessins qui partent un peu dans tous les sens que chacun peut y puiser quelque chose. »

° Un livre ?
Aravind Adiga, Le Tigre blanc, Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2008
« Je lis beaucoup de romans, peut-être parce que je lis d’autres choses dans le cadre des éditions. Pour le moment, je me plonge dans des romans indiens. Le Tigre blanc est l’histoire d’un jeune de village qui devient le chauffeur de taxi d’un maître indien de Bombay. Quand on lit ce livre, on est en Inde. Et lorsque l’on parle de cette culture ensuite, cela éveille des images. »

° Une musique ?
« Un peu comme pour mes collections, j’aime tous les styles de musique. Lorsque j’ai envie de décompresser en voiture, j’écoute de la musique baroque. J’écoute aussi beaucoup Pierre Rapsat : j’étais un peu passée à côté de sa musique dans les années 80. La publication de sa biographie m’a permis de le découvrir. Quand j’entends ses derniers morceaux, dont certains sont magnifiques, je me dis qu’il avançait vers une telle personnalité ! »

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Coups de cœur aux éditions Luc Pire

Jean-Luc Fonck, Rêvéveillez-moi, 2012
Le temps des songes… le prétexte rêvé d’une plongée savoureuse dans l’univers décalé et irrésistible de l’artiste belge. Jeux de langage, références culturelles détournées et pure fantaisie n’en finissent pas de nous surprendre… et de nous tenir en éveil !

Georges Lebouc, Bruxelles vue par les grands écrivains, 2011
Notre capitale se dévoile comme une ville aux mille facettes au fil de ce livre où la plume subjuguée, rêveuse ou critique d’écrivains belges et étrangers parmi les plus grands côtoie de lumineuses photographies.

Xavier Deutsch, Au coin de la rue des Amours, coll. « Kiss and read », 2012
Au cœur de la ville de La Louvière, l’histoire d’une relation tendre et énigmatique entre deux inconnus aux destins étrangement croisés. Un bon « roman de gare » servit par la plume inventive de Xavier Deutsch.

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Les éditions Luc Pire